Il fallait être au Duc des Lombards (Paris, Châtelet), lundi 27 et mardi 28 novembre, pour découvrir M. Harold Mabern, légende du jazz. Vous pourrez dire que le coup de la « légende », on vous le fait souvent, mais si tel est le cas, comment s’y prendre ? Sans compter qu’on a raté Ernie Watts, multi–saxophoniste, 534 albums, 40 ans de carrière, 2 Grammy Awards, de passage dans le même club, la semaine dernière (les 17 et 18 novembre).

Harold Mabern est né à Memphis, Tennessee, en 1936, il a 81 ans. Ses premières leçons, il les a reçues de Matthew Garrett, le père de Dee Dee Bridgewater, avant que Phineas Newborn (mythe douloureux) devienne son mentor. Toute une fable. Il a tout retenu. Le jazz est une passe géographique.

« Gros son »

Au terme d’un second concert de feu (lundi), Harold Mabern ose dire, jovial : « Peut-être n’aurions-nous pas joué si bien, sans cette mésaventure… » Figurez-vous qu’au terme d’une tournée de deux mois, le quartet dans sa voiture vient de se faire dépouiller du côté de la gare de l’Est, par des lascars en Vespa qui ont fait main basse (« vous avez un pneu dégonflé », etc.) sur la sacoche de la tournée. Vous qui êtes si habiles dans les trucs de crowdfunding, mettez donc votre savoir au service du dédommagement du quartet de M. Harold Mabern.

Au sax ténor, Eric Alexander, son ancien élève né à Galesburg, Illinois, en 1968 : un son impérieux, ce qu’on appelle un « gros son », le contrôle de la colonne d’air à toute épreuve, et l’art indicible de présenter avec élégance la compagnie. A la batterie, il conduisait la voiture, Bernd Reiter, pas un lézard, tout en puissance et en précision sans fard. Et, last but not least, un Darryl Hall éblouissant à la contrebasse, l’homme de la soirée aux trois chorus soufflants, soutenus, pile, aux changements d’accord, par le batteur et le Maître, cependant qu’Eric Alexander, sobrement allé vers les premiers rangs ou le bar, lance des riffs d’école.

Une carrière qui a tout l’air d’une encyclopédie du jazz

Soirée dédiée à Monk, dans l’esprit, avec une justesse et un allant à tomber. Moyenne d’âge dans les rangs, une petite trentaine. Cela dit pour ne pas tomber dans les clichés. Sans doute, parce que le temps ne faisant rien à l’affaire, quand on est grand, on est grand, M. Harold Mabern – sa carrière vous a tout l’air d’une encyclopédie du jazz (Lionel Hampton, Sonny Rollins, en passant) – mène la troupe avec ces accords signés (Phineas Newborn) et cette force de frappe ou finesse de toucher au clavier qui exprime l’âme des mélodies. Sans une once de graisse ou de virtuosité veule.

Portés par la mésaventure de la gare de l’Est, ils invitent David Sauzay, sax ténor itou, pointure discrète, à les rejoindre. Et là, foudroyé, un tigre en perdition dans les rues de Paris, aurait compris sans se faire abattre, ce qu’est la joie de jouer ensemble, de partager cette langue universelle, les deux ténors harmonisant spontanément les thèmes, chacun son propre son, improvisant des riffs dans l’ombre, côté bar – très bel effet théâtral –, derrière le trio déchainé, se lançant enfin dans des quatre-quatre, puis des deux-deux (chacun sa portion) parfaitement liés au piano de M. Mabern, comme s’ils avaient répété depuis cent ans la séquence. C’est d’ailleurs le cas. Un régal. Un festival.

Ne comptons pas de grâce qu’ils se fassent de nouveau chiper la recette pour atteindre à ces sommets. Au passage, on vérifiera une fois pour toutes, que la double entente de deux ténors n’a rien à voir avec quelque rivalité stupide, mais tout avec l’émulation d’amitié. D’où jaillit la musique. Sourires compris.

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