« En Afrique, les malades mentaux meurent dans l’indifférence générale »
« En Afrique, les malades mentaux meurent dans l’indifférence générale »
Propos recueillis par Pierre Lepidi
Enchaînement, maltraitance, abandon... Le psychiatre Pierre Sans appelle les Etats à leurs responsabilités dans la prise en charge des pathologies psychiatriques.
« Dans plusieurs pays d’Afrique, les personnes atteintes de handicaps psychosociaux sont parfois perçues comme possédées par des esprits malins ou des démons, écrit l’ONG Human Rights Watch dans un rapport publié en octobre. En raison de ces superstitions et du manque de services locaux de santé mentale, certaines familles enchaînent les malades à leur domicile ou les abandonnent dans des camps, où ils restent parfois attachés à des arbres pendant des années. »
Même si la situation des malades mentaux tend à s’améliorer dans certains pays comme le Ghana, où, selon l’ONG, « le gouvernement devrait financer de manière adéquate les services de santé mentale pour mettre fin à la pratique de l’enchaînement », il n’y a souvent pas – ou très peu – de structures pour les accueillir.
Pierre Sans, psychiatre à la retraite, a exercé en libéral et dans le service public, notamment à l’hôpital Saint-Jacques de Nantes et dans les hôpitaux de Rodez et de Carcassonne. En tant que psychiatre bénévole, il a effectué plusieurs séjours en Afrique (Bénin, Madagascar…) et a publié en 2016 ses mémoires de médecin dans Chroniques d’un psychiatre libertaire (éd. CSIPP).
Comment sont perçus les malades mentaux dans les pays où vous avez travaillé ?
Pierre Sans Il faut regarder la réalité en face : personne ne s’occupe d’eux et ils vivent dans des conditions souvent épouvantables. En fait, personne ne se sent réellement concerné par leur sort, et certainement pas les autorités. Un haut responsable politique ou économique avec un enfant autiste ou un frère schizophrène trouvera toujours des moyens suffisants pour le faire soigner à Paris ou à Londres. Mais dans le reste de la population, les malades mentaux crèvent dans l’indifférence générale. Tant que le malade ne dérange personne, on lui fiche la paix et on le tolère. Mais dès qu’il commence à être agité, à faire du scandale ou à devenir agressif pour lui-même ou pour autrui, on le boucle dans une cave et parfois on l’enchaîne.
Au Bénin, on confie parfois les déficients mentaux à certaines « églises » qui sont en réalité des sectes. Elles les mettent dans des camps où ils prient du matin au soir, avec de temps en temps une bonne bastonnade pour faire sortir l’esprit malin qui serait en eux. J’ai vu cette pratique à Madagascar, où on considère qu’une raclée est efficace pour purifier le corps… Si la violence n’est pas suffisante, la pratique de l’enchaînement est courante. Au Burkina Faso, on a découvert dans un camp tenu par une secte 150 déficients mentaux enchaînés dans des conditions atroces.
Le problème vient-il de la formation ?
Il faut faire comprendre que la psychiatrie est une branche de la médecine et non une pratique religieuse, évangélique ou animiste. Dans tous les pays du monde, la schizophrénie, par exemple, est une maladie mentale qui touche 1 % de la population générale. Comme pour l’autisme ou les troubles bipolaires, il peut y avoir des variations, mais elles sont dues aux difficultés de diagnostic. Les maladies mentales touchent toutes les populations dans des proportions sensiblement équivalentes.
Or la densité des psychiatres dans la plupart des pays africains est de l’ordre d’un pour 500 000 habitants. La situation peut même être bien pire, comme à Madagascar où on en trouve un pour 1 million d’habitants. Selon les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il faudrait un psychiatre pour 5 000 personnes, ce qui signifie que le rapport entre les préconisations internationales et la réalité est de l’ordre du centuple.
La seule solution raisonnable qui a été proposée par l’OMS pour les pays d’Afrique de l’Ouest serait de confier aux infirmiers (bac +3), si possibles spécialisés (bac +5), la possibilité de faire des diagnostics et des prescriptions de psychotropes. A condition bien entendu qu’ils soient supervisés par des médecins du pays. Mais que faire des malades toute la journée ? Dans les villages, on les enferme dans des cases. En ville, on les laisse errer dans les rues à moitié nus et ils survivent en buvant l’eau des caniveaux.
Comment vivent-ils dans des centres de soins comme celui de Saint-Camille-de-Lellis, au Bénin, où vous avez travaillé ?
A ma retraite en 2013, j’ai vu un reportage sur cette association, dirigée par Grégoire Ahongbonon, qui recueille d’anciens malades enchaînés. Au cours d’un premier séjour d’un mois début 2014, j’ai trouvé ces centres fascinants. Mais lors d’un second séjour, toujours en 2014, j’ai été très déçu. Grégoire Ahongbonon reconnaît lui-même n’avoir « aucune formation médicale » et se définit comme « un ancien réparateur de pneus ». Or il participe à la mise en place des traitements, avec parfois de graves erreurs de diagnostic. Plus grave, d’anciens malades se disant « aides soignants » font de même, avec son accord et celui de médecins occidentaux fascinés par son charisme, comme j’ai pu l’être à un moment.
Dans un centre Saint-Camille-de-Lellis au bénin en 2014. / DR
J’ai vu des gens avec des accès délirants aigus ou des psychoses post-partum, qui sont des phénomènes réversibles, être soignés comme des schizophrènes. Tous ou presque sont soumis à un traitement qui n’a plus cours dans des pays occidentaux, puisqu’on leur injecte du fluphénazine à effet retard, un neuroleptique très lourd qui les transforme en zombies avec de très graves effets secondaires. J’ai aussi vu des patients qui, après leur douche, étaient laissés nus en plein soleil pour sécher.
Quelles solutions seraient envisageables ?
Il faut que les Etats reprennent la main sur ce type de structures qui concernent à l’heure actuelle plus de 60 000 malades. Il faut que des audits soient lancés sous le contrôle de l’OMS. Le fonctionnement de ce type de centres doit également être assaini pour garantir le respect des malades et assurer la transparence des flux financiers.