Au Liban, retour à l’anormal
Au Liban, retour à l’anormal
Editorial. Si le retrait de la démission du premier ministre libanais met un point final à un pénible feuilleton, la société libanaise reste malheureusement otage d’une classe politique notoirement incompétente et corrompue.
Le président libanais Michel Aoun (à gauche) et le premier ministre Saad Hariri, au palais présidentiel à Beyrouth, le 5 décembre. / Dalati Nohra / AP
Editorial du « Monde ». Il faut se réjouir du retour aux affaires de Saad Hariri, le premier ministre libanais. Le retrait définitif de sa démission, qu’il a annoncé mardi 5 décembre, dispense le pays du Cèdre d’une nouvelle crise institutionnelle, après deux ans et demi de paralysie, due à l’absence de président de 2014 à 2016. Cette décision met un point final à un pénible feuilleton, mi-psychodrame national, mi-escalade régionale, qui ne présageait rien de bon pour ce pays extrêmement fragile.
On se gardera, cependant, de célébrer un « retour à la normale », comme l’a fait le Hezbollah, partenaire de coalition de M. Hariri et premier intéressé au maintien de ce pacte. Car rien n’est normal au Liban. Sous des dehors brillants, reliques savamment entretenues d’un âge d’or mythifié, remontant à la décennie d’avant la guerre civile (1975-1990), le pays est à la dérive.
La malédiction géopolitique qui le ronge est bien connue. Trop stratégique pour être laissé tranquille, trop faible pour se défendre seul, le Liban a permis aux deux mastodontes régionaux, l’Arabie saoudite et l’Iran, de faire main basse sur sa classe politique. Le mouvement du 14 mars, pro-Hariri, est l’obligé de Riyad, comme l’a démontré le séjour forcé du premier ministre dans la capitale saoudienne.
Le Hezbollah est le relais de Téhéran, qui l’envoie guerroyer dans la région, sans se préoccuper des intérêts du Liban. Signé avec deux puissances à couteaux tirés, ce pacte faustien enferme le pays dans un équilibre perpétuellement instable.
Mais la géopolitique n’explique pas tout. Elle n’explique pas que vingt-sept ans après la fin de la guerre civile, le Liban ne dispose toujours pas d’un réseau électrique digne de ce nom. Si Beyrouth, vitrine privilégiée du pays, reçoit vingt heures de courant par jour, Tripoli n’en reçoit que douze. Une enquête du World Economic Forum place le Liban au 115e rang mondial en matière de qualité de l’approvisionnement électrique, derrière le Népal et le Bénin.
Une entorse à la Constitution
Et que dire des poubelles ! Le mouvement de protestation You Stink (« Vous puez »), qui avait dénoncé l’incapacité de la classe politique à mettre en place un système de gestion des ordures en 2015, a fait long feu, mais la crise n’est pas résolue. Les piles d’ordures qui avaient empoisonné la vie des Beyrouthins en 2015 ont été déplacées dans deux décharges de bord de mer, qui seront pleines dans quelques mois. Dans les montagnes environnantes, Human Rights Watch a recensé 160 sites d’incinération sauvage, qui représentent un véritable danger de santé publique.
Sur ces deux sujets-phares, le gouvernement Hariri n’a pas fait mieux que ses prédécesseurs. Quant au vote du budget dont on le crédite – une première depuis 2005 –, il s’est fait au prix de la non-clôture des comptes publics des onze dernières années. Une entorse à la Constitution, destinée, selon des militants de la société civile, à dissimuler un envol des dépenses et de la dette, ainsi que quelques tours de passe-passe encore plus douteux.
Le soldat Hariri est donc sauvé, mais la société libanaise est toujours otage d’une classe politique notoirement incompétente et corrompue. Dans le discours qu’il a tenu devant ses partisans, à son retour à Beyrouth, le premier ministre a martelé : « Le Liban d’abord. » « Les Libanais d’abord » aurait été plus opportun. Le bras de fer saoudo-iranien ne doit plus servir de paravent à la dégradation des conditions de vie de la population.