« La Tunisie n’est pas un modèle pour le monde arabe »
« La Tunisie n’est pas un modèle pour le monde arabe »
Propos recueillis par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
L’universitaire Safwan Masri soutient que la transition démocratique tunisienne s’explique par des facteurs endogènes difficilement reproductibles.
Alors que la Tunisie célèbre dans une certaine morosité le septième anniversaire du déclenchement de sa révolution, le 17 décembre 2010 à Sidi-Bouzid, l’universitaire américano-jordanien Safwan Masri affiche son optimisme sur l’avenir de la transition démocratique du pays. Mais il met en garde, dans son ouvrage « Tunisia, an arab anomaly » (Colombia University Press, New York 2017), contre toute tentation d’en faire un « modèle » transposable dans le reste du monde arabe. Sa thèse est que la révolution tunisienne est avant tout le produit d’une histoire singulière et spécifique n’ayant pas de rapport univoque avec l’identité arabe.
A l’heure où les Tunisiens se distinguent par leur transition démocratique, votre thèse est que la Tunisie n’est pas un modèle pour le monde arabe. Vous prenez à contre-pied une idée assez convenue. Pourquoi ?
Il est difficile, voire impossible, pour un pays de servir de modèle. Chaque pays a ses spécificités propres. Je me souviens de l’époque où l’on présentait la Turquie comme un « modèle » pour le monde arabe en raison de ses succès économiques, de sa laïcité et de sa démocratie. Ce qu’il faut commencer à questionner, et on le fait de plus en plus, c’est l’identité arabe. Qu’est-ce que cela signifie ? Bien sûr, il y a des points communs à travers le monde arabe : une histoire partagée, la langue, la religion, etc. Mais il y a aussi de vastes différences entre l’Afrique du nord et les pays du Golfe, ou entre ces derniers et le Levant. Dans ce contexte, la Tunisie a une identité spécifique et aussi plus ancienne à l’exception de l’Egypte, du Maroc et d’Oman, dont les frontières n’ont pas beaucoup bougé à travers l’histoire. Dans le reste du monde arabe, l’Etat-nation a été créé durant la période post-coloniale. La plupart des pays n’avaient pas d’identité avant la période coloniale. Et même l’identité arabe est une invention moderne associée au colonialisme dans les derniers jours de l’Empire ottoman et ensuite à l’ère post-coloniale. Le panarabisme est une réponse au colonialisme et à ce qui a suivi. Et à Israël.
Qu’est-ce qui fait, à vos yeux, la spécificité de la Tunisie ?
Pour commencer, la Tunisie est le produit d’une longue histoire et de plusieurs civilisations. Son histoire civilisationnelle a souffert de peu d’interruptions avec, par exemple, la même dynastie des Husseinites qui a régné à partir du début du XVIIIe siècle [jusqu’à l’abolition du beylicat en 1957] sur la Tunisie, alors province semi-autonome de l’empire ottoman. Cette dynastie locale a supervisé une période de réforme significative qui a inspiré les précurseurs du mouvement nationaliste. A bien des égards, Habib Bourguiba et ses compagnons étaient le produit à la fois de ce mouvement réformiste et du pouvoir colonial français, en tout cas de son système éducatif.
La « tunisianité », produit de civilisations amalgamées
Il y a donc une continuité, une progression naturelle, une longue histoire qui définit ce qu’est la Tunisie d’aujourd’hui. On ne peut pas en dire autant de la Jordanie, de l’Algérie ou de la Libye. La « tunisianité », c’est ce produit de civilisations amalgamées, la conscience de cet héritage berbère, carthaginois, arabe. Et, j’insiste, c’est le réformisme qui, influencé au départ par les puissances étrangères, s’est ensuite développé au tournant des XIXe et XXe siècle. Ce mouvement a inspiré après l’indépendance de 1956 l’adoption du Code du statut personnel [qui promeut les droits des femmes] et la mise en place d’un système d’éducation progressiste. La « tunisianité », c’est cette identité d’abord et avant tout ancrée en Tunisie. Elle fait partie de l’Orient mais aussi du Maghreb, de l’Afrique, et elle est souvent plus proche de l’Europe que des autres pays arabes. C’est un pays arabe et musulman mais qui a été dirigé par des non-Arabes et des non-musulmans plus longtemps qu’elle l’a été par des Arabes et des musulmans.
La Tunisie est un mélange qui a produit quelque chose de très spécifique. C’est pour cela que j’affirme qu’il est simpliste et réducteur de présenter la transition démocratique en Tunisie comme un modèle pour le reste du monde arabe. Comme si les facteurs qui ont permis cette transition pouvaient être reproduits ailleurs.
Alors pourquoi précisément la Tunisie ? Pourquoi a-t-elle été le théâtre d’une évolution qu’on ne retrouve pas ailleurs ?
Cette « anomalie » tunisienne s’explique d’abord par ce que j’appelle des facteurs environnementaux. Cet environnement, c’est que la Tunisie s’est détachée du reste du monde arabe en raison de sa distance géographique, de son association avec le Maghreb mais aussi d’une politique étrangère propre. Celle-ci ne s’est pas trouvée embrouillée après l’indépendance dans les grands conflits du monde arabe. En outre, la Tunisie est un petit pays, dépourvu de ressources, non-important dans la compétition entre grandes puissances. Elle n’a donc pas été un enjeu durant la guerre froide comme l’Egypte ou l’Arabie Saoudite, ou même l’Iran, ou d’autres pays riches en pétrole.
Se sont ajoutés à cela des facteurs plus intrinsèques, propres à la société tunisienne. L’élément-clé a été la société civile. Il y a eu en particulier le rôle joué par le syndicat Union générale du travail tunisien (UGTT), né dans les années 1920 et dont la contribution au mouvement d’indépendance a été significative. Même sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali, l’UGTT était présent dans la vie quotidienne des Tunisiens à travers toutes ses branches locales. Pour le régime, le syndicat était considéré comme une soupape de sécurité permettant aux Tunisiens d’exprimer leurs doléances sans menacer le pouvoir. II y avait donc en Tunisie cette tradition très riche d’une société civile formée au militantisme.
Enfin, il faut mentionner le rôle joué par les femmes. La condition des femmes à énormément aidé aux succès de la révolution et de la démocratie en Tunisie. Il y a derrière une histoire de la modération. Dès la fin du XIXe siècle, de nombreux réformateurs en Tunisie étaient issus de l’université islamique de la Zitouna et certains d’entre eux ont plaidé la cause de l’émancipation des femmes. Et cette attention portée aux droits des femmes, consacrée en 1956 par le Code du statut personnel, est allée de pair avec le souci d’une éducation sécularisée, bilingue, différente de ce qui s’est passé dans les autres pays arabes.
Dès le lendemain de la révolution, la relation entre l’islam et l’Etat a dominé les débats au point de structurer le champ politique. Que pensez-vous de la mutation des islamistes d’Ennahda ? Ils affirment s’être convertis à la démocratie. Nombre de leurs adversaires sont sceptiques. D’autres leur accordent le bénéfice du doute.
J’évoquais tout à l’heure les facteurs environnementaux de la Tunisie. Il faudrait ajouter l’homogénéité confessionnelle d’une population à 98 % sunnite. La Tunisie ignore donc les fractures sectaires que connaissent la Syrie, le Liban ou l’Irak. C’est un premier point. Ensuite, Ennahda n’a pas la longue histoire militante qu’ont les Frères musulmans d’Egypte. Les islamistes tunisiens étaient à peine apparus sur la scène publique quand la répression les a frappés dans les années 1980. Ils n’ont pas vraiment eu le temps de se développer, contrairement aux Frères égyptiens. Du coup, quand la révolution tunisienne s’est produite en 2011, l’islam politique n’était pas vraiment installé en Tunisie de manière significative.
Bien sûr, les choses ont ensuite changé après le retour d’exil de leur leader Rached Ghanouchi et les élections législatives de 2011. Et il y a eu l’expérience du pouvoir - la « troïka » dominée par Ennahda - et la géopolitique régionale, notamment les soubresauts en Egypte. En 2016, Ennahda réuni en Congrès à Hammamet annonce qu’il se « spécialise » sur la seule activité politique et se détache des actions de prédication. Et qu’il se définit désormais comme un parti démocrate musulman. Ennahda s’est adapté, ajusté. Ghanouchi m’a confié que la plus grande leçon qu’il ait apprise est venue d’Egypte en 2013 quand Mohamed Morsi, le chef des Frères musulmans, a été renversé.
L’évolution d’Ennahda est-elle sincère ? Elle peut l’être ou ne pas l’être. Mais l’important est que ce parti fait les choses qui doivent être faites. Sa transformation est bonne pour le pays. Les choses changeraient-elles s’il revenait au pouvoir ? A cela, les dirigeants d’Ennahda répondent : nous étions en position de pouvoir de 2012 à 2014 mais nous avons perdu à cause de l’usage que nous avons fait de ce pouvoir. Ils pensent désormais qu’ils seraient plus efficaces en cessant d’être au centre du pouvoir. Ils préfèrent travailler à l’intérieur de l’establishment. Cela durera-t-il ? Je ne sais pas. Il est difficile de prédire. Mais pour l’instant, je pense qu’il est important de relever qu’ils ont évolué et qu’ils se sont démocratisés. Et cela peut-être un modèle intéressant pour d’autres pays.
Quelles sont à vos yeux les principales menaces qui pèsent aujourd’hui sur la transition démocratique tunisienne ?
Toute menace qui pèse sur la Tunisie met en jeu sa transition démocratique. La première est économique. Le marché du travail est inondé de jeunes gens qui sont diplômés mais n’ont pas nécessairement les compétences requises pour trouver du travail. La seconde est sécuritaire, à la fois locale et régionale, avec notamment le voisin libyen. Et puis il y a la menace de l’instabilité politique intérieure mais je ne m’en inquiète pas trop. Les Tunisiens ont donné suffisamment de preuves depuis six ans de leur capacité à se retrouver autour d’une table, à débattre et à trouver des compromis.
De nombreux Tunisiens s’inquiètent de plus en plus d’un enlisement de la transition démocratique, voire d’un retour à des pratiques de l’ancien régime. Le gouvernement compte un grand nombre d’anciens ministres ou de cadres de Ben Ali. Le président Béji Caïd Essebsi a représidentialisé, dans la pratique, la Constitution de 2014. Vous n’y voyez pas une menace ?
J’admets que de telles inquiétudes sont fondées. La Constitution est en effet sous tension. Les relations entre la population et le pouvoir sont sous tension. Mais je n’oublie pas, dans le même temps, les acquis de la révolution : une plus grande liberté d’expression, une plus grande liberté personnelle par rapport à ce qui existait sous Ben Ali. Les Tunisiens oublient parfois que la transition prend du temps. Certains d’entre eux deviennent un peu trop rapidement négatifs et oublient trop hâtivement les résultats positifs de la transition.
Sur la présence d’ex-ministres de Ben Ali au gouvernement, je pense qu’il faut faire la différence entre le fait d’avoir été associé à Ben Ali et les mérites et l’état d’esprit de ces personnes dans le contexte actuel. Il ne me semble pas qu’avoir travaillé sous Ben Ali suffise à stigmatiser quelqu’un, à le considérer comme inapte à exercer aujourd’hui des responsabilités. Il faut regarder de plus près : étudier les mérites de ces responsables et voir comment ils peuvent s’accorder avec le processus démocratique en cours.
Alors que va-t-il se passer maintenant ? J’essaie de ne pas faire de prévisions. Ce qui m’intéresse, et c’est ce qui a motivé l’écriture de ce livre, c’est de comprendre pourquoi la Tunisie a été capable d’accomplir ce que les autres pays arabes n’ont pas été en mesure de réaliser.