Pour les uns, il s’agit d’une « simple blague », d’aucuns osent dire « un hommage ». Pour les autres, le blackface, qui consiste à se grimer le visage en noir, n’est autre que la manifestation sans équivoque d’un « racisme ordinaire », qui trouve sa source dans une culture post-coloniale insidieuse. Si aux Etats-Unis, cette dernière idée a fait son chemin, cela ne semble pas être le cas en France, où la liste des personnalités s’étant fait une blackface s’allonge, et avec elle, le malaise que cette pratique suscite.

Dimanche 17 décembre, le joueur de l’équipe de France de football Antoine Griezmann a publié sur Twitter une photographie où on le voit grimé en joueur de couleur noire, coiffé d’une perruque afro, et vêtue comme un basketteur de l’équipe américaine des Harlem Globetrotters. Un déguisement qui a contraint l’attaquant de l’Atletico Madrid de retirer sa photo, et de présenter des excuses.

« Je reconnais que c’est maladroit de ma part. Si j’ai blessé certaines personnes, je m’en excuse », a écrit le footballeur sur son compte Twitter. Un peu plus tôt, il s’était justifié en écrivant : « Calmos les amis, je suis fan des Harlem Globetrotters et de cette belle époque… c’est un hommage. » En réaction à cette justification, le député travailliste britannique David Lammy a tenu à faire une mise au point, lui aussi sur son compte Twitter :

« Il existe de très nombreuses manières de faire la fête façon années 1980, mais le “blackface” n’en fait pas partie. Je ne peux pas croire qu’en 2017, il soit encore nécessaire de dire qu’il ne faut pas faire de “blackface”. »

Un héritage esclavagiste

Pour comprendre le malaise que le blackface suscite, il faut remonter à l’origine de cette coutume, héritée de l’exposition des esclaves noirs, au début du XIXe siècle. Selon John Strausbaugh, auteur d’un ouvrage paru en 2006 sur le sujet (Black Like You, non traduit en français), le blackface s’inscrit dans une tradition qui consistait à exhiber les Noirs pour divertir les blancs lors de ventes d’esclaves africains.

En 2009, le film d’Abdellatif Kechiche Vénus noire racontait l’histoire tragique de l’esclave Saartjie Baartman, exhibée dans des foires aux monstres et des fêtes foraines d’Angleterre et de France dans les années 1810.

Outre-Atlantique, à la même époque, le public blanc anglo-saxon se retrouvait dans les théâtres où l’on mettait en scène, sous la forme de vaudevilles, appelés « minstrel shows », l’existence des Noirs. Pas question, à l’époque, de faire monter des Noirs sur scène, ce sont donc des Blancs qui campent leurs rôles, en se grimant le visage.

L’acteur le plus connu est Thomas Rice, qui popularisa le personnage de Jim Crow au travers de la chanson Jump Jim Crow, racontant l’histoire vraie d’un esclave paralysé travaillant dans les plantations du sud des Etats-Unis. Le clown représente « toutes les tares définies par le regard des Blancs sur les esclaves noirs : paresseux, insouciants, stupides et indolents », explique Sylvie Chalaye, anthropologue des représentations coloniales, interrogée par Slate.

Après avoir été chantée dans tous les minstrel shows du pays, la chanson devint si populaire que le terme « Jim Crow » sert à désigner tous les Afro-Américains. Les « lois Jim Crow » désigneront, elles, plus tard, les mesures qui institutionnaliseront la ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis dès 1876, comme le rappelle Rue 89.

Une pratique répandue au cinéma

Au fil des années, cette pratique est sortie des théâtres pour se répandre dans tous les champs de la culture américaine, notamment le cinéma. La Naissance d’une nation (The Birth of a Nation), de D. W. Griffith, l’un des films fondateurs de l’histoire du cinéma, fresque historique de près de trois heures, sorti en 1915, est aussi l’un des plus racistes.

Pour le réaliser, Griffith fit appel à près de dix-huit mille figurants blancs, dont un grand nombre jouait de façon outrageusement caricaturale des Noirs pendant la guerre de Sécession. Au-delà de la mise en scène, le discours raciste suscita des mouvements de protestation des populations noires dans tout le pays. Pourtant, près de quinze ans plus tard, le premier film parlant, Le Chanteur de jazz, d’Alan Crosland, utilisait, lui aussi, le procédé du blackface.

L’acteur Al Jolson, qui joue dans « Le chanteur de jazz », en 1927 :

Mammy - Al Jolson (Jazz Singer performance)
Durée : 02:04

Il faudra attendre 1950, et le début des mouvements pour les droits civiques des Afro-Américains, pour que l’opprobre soit réellement jeté sur le blackface. « Si le blackface est quand même plus américain que français — puisqu’il n’y a pas la même tradition profonde qu’aux Etats-Unis —, les caricatures racistes ont pu prospérer pendant longtemps et de manière absolument évidente dans l’espace public français, au cinéma ou dans le spectacle », rappelle Pap Ndiaye, historien spécialiste de l’Amérique du Nord, interrogé par Slate en 2016.

« Le maquillage s’enlève »

En France, le message ne semble pas évident. En 2007, le film Agathe Cléry, d’Etienne Chatiliez, présentait une Valérie Lemercier le visage maquillé en noir pour raconter l’histoire d’une directrice marketing raciste, qui voit du jour au lendemain sa peau s’assombrir. Le film n’a pas suscité la moindre polémique hormis une mauvaise critique sur le fond. Six ans plus tard, la journaliste du magazine Elle Jeanne Deroo s’était déguisée en Solange Knowles pour une soirée privée, et avait publié la photographie sur les réseaux sociaux. Cette fois, la photo suscita un tollé, après avoir fait le tour du monde.

Dans des émissions de télévision comme « Touche pas à mon poste, C’Cauet » ou « On n’est pas couchés », plusieurs animateurs se sont grimés le visage en noir. Avant de présenter des excuses, tous évoquaient un « trait d’humour ». C’est aussi pour s’amuser que des étudiants de l’Edhec, l’Ecole des hautes études commerciales de Lille, organisaient des soirées blackface, rapporte le site Buzzfeed. Depuis 2016, l’établissement a interdit cette pratique.

Des policiers du commissariat du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne) doivent eux être jugés prochainement pour avoir organisé, en juin 2014, une soirée au cours de laquelle ils s’étaient grimés en Noirs, à la suite de quoi ils avaient publié des photos sur Facebook. En mars, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a recommandé que des sanctions disciplinaires soient prises à l’encontre des cinq policiers. Le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) souligne que « le Défenseur des droits reconnaît de fait que le blackface est une pratique raciste ». « Tous ceux qui se griment de la sorte en se retranchant derrière l’art ou l’humour le sauront désormais », a écrit dans un communiqué Louis-Georges Tin, président du CRAN, qui déplore :

« L’ignorance est bien souvent à l’origine du racisme. »

S’il fallait encore insister sur le caractère raciste du blackface, Eric Fassin, professeur de sociologie, souligne que se grimer en Noir, c’est faire fi de « l’expérience brutale » qui est la leur, car « le maquillage s’enlève » :

« Etre noir, ce n’est pas un travestissement, ce n’est pas pour rire ; c’est une condition, prise dans une histoire raciale. »