Oran, porte d’émigration des diplômés et salariés algériens
Oran, porte d’émigration des diplômés et salariés algériens
Par Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
Le profil de ceux qui prennent la mer, direction l’Espagne, a changé : ce sont de plus en plus des travailleurs et des jeunes issus de la classe moyenne.
A l’horizon, le ciel est noir. L’orage de la veille s’éloigne. Dans le petit port, des pêcheurs réparent les filets. « Des jeunes qui partent ? Il y en a plein, rigole un homme coiffé d’un bonnet en laine. Ils cachent leur matériel dans le port et viennent le chercher au dernier moment. » Kristel, 3 000 habitants, n’est qu’à une vingtaine de kilomètres d’Oran. C’est l’un des principaux points de départ des harragas (« ceux qui brûlent les frontières ») de la région. En 2017, le nombre d’Algériens arrêtés par l’armée alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe par la mer a été multiplié par trois.
A Kristel, les contrôles de gendarmerie sont devenus si fréquents que plus un pêcheur ne sort sans les papiers de son navire. « Ici, on est au point le plus proche d’Almeria [sur la côte espagnole] », explique un pêcheur. Lui-même a vécu en Europe et a tenté d’y rester après l’expiration de son visa, avant d’être arrêté, retenu dans un camp puis expulsé. « Pour être bien dans la vie, il faut avoir une voiture, un travail, une maison et une femme. En Europe, tu peux avoir ça facilement », assure-t-il. Amin, chauffeur de taxi, ajoute : « En Algérie les frais d’un mariage sont exorbitants, les loyers sont chers, le prix des voitures a explosé à cause des restrictions d’importation. En Europe, il y a moins de contraintes. Tu peux acheter une bonne voiture d’occasion pour quelques centaines d’euros par exemple. »
Tous affirment comprendre pourquoi les départs sont si nombreux. « Ici, les jeunes n’ont pas de place. On fait des extensions de contrat à ceux qui ont 60 ans, mais un jeune de 28 ans ne trouve pas de travail, déplore un pêcheur. Des harragas, il y en a depuis les années 1990. Les enfants [de cette époque] ont grandi, ils veulent faire pareil maintenant. »
« Je reprends la mer dès que je sors du tribunal »
En 2008, confrontée à d’importants départs de migrants depuis ses côtes, l’Algérie avait modifié son Code pénal et durci les condamnations en cas d’immigration irrégulière. Depuis, les Algériens arrêtés à l’étranger et expulsés sont jugés à leur retour dans le pays. « Les juges prononcent principalement des peines avec sursis », précise un avocat du barreau d’Oran qui demande à rester anonyme. La loi, qui prévoit entre deux et six mois de prison, ne semble pas être un frein aux départs.
Dans le quartier Saint-Pierre, dans le centre historique d’Oran, de nombreux jeunes sont partis par bateau cette année. Farida, qui ne veut pas donner son nom, a un camarade de classe qui a été arrêté alors qu’il prenait la mer. Lors du procès, son ami a dit au juge : « Si vous avez un emploi, donnez-le moi. Sinon, je vous jure que je reprends la mer dès que je sors du tribunal. » Titulaire d’un master de biotechnologie végétale obtenu en 2012, le jeune homme a été embauché par l’Etat en « pré-emploi », un dispositif de fonctionnaire non titulaire payé 18 000 dinars algériens (132 euros) par mois.
Farida explique : « Les conditions économiques provoquent beaucoup de désespoir dans le quartier. Malgré des études, presque personne n’a de CDI en sortant de l’université. On sait aussi qu’on ne pourra pas vraiment faire évoluer notre situation sociale dans le pays, même si on travaille. Et enfin, on a envie d’aller voir le monde, mais les visas, c’est un truc de classe. »
« Tu règles le GPS et en seize heures t’es en Espagne »
Le profil de ceux qui partent a évolué. « Ils ont un travail, résume l’avocat. Ils sont coiffeurs, menuisiers, vendeurs de poissons… Beaucoup sont diplômés. Souvent, ils se disent que là-bas ils auront une chance de s’en sortir mieux. » Le profil des passeurs aussi a changé. « Dans l’une des affaires que je suis, c’est le propriétaire d’une pizzeria qui a proposé à des jeunes de leur organiser le voyage. Il a demandé 80 000 dinars par personne », ajoute l’avocat. Certains semblent même dire qu’un passeur n’est plus nécessaire. Dans un salon de coiffure pour hommes, Yanis fait lisser ses cheveux mi-longs : « Entre Kristel et Almeria, il y a 178 kilomètres. Tu attends trois jours de météo calme, tu sors la nuit, tu règles le GPS, et en seize heures, t’es en Espagne. »
Sur la plage des Andalouses, à l’ouest de la ville, Mohamed, la cinquantaine, secoue la tête. « Tous les habitants du bord de mer ont un membre de leur famille qui est parti. Certains essayent deux, trois fois. » Sur la plage balayée par le vent, d’où partent régulièrement des bateaux à moteur vers l’Espagne, les clients du petit kiosque racontent la même histoire que les jeunes de Saint-Pierre et de Kristel. Selon eux, l’Algérie a arrêté de payer pour les rapatriements de migrants à cause de la crise économique, et l’Espagne expulserait moins de migrants. « C’est pour ça que tout le monde part », affirme Mohamed.
Taoufik Rouabhi est parti à la fin des années 1990 en Europe. Aujourd’hui, il est travailleur social dans une ville du sud-ouest de la France et s’occupe d’accueillir les harragas qui viennent d’arriver. « Ces deux dernières années, j’ai vu arriver beaucoup de femmes, des personnes âgées, mais aussi des gens malades. Il y a des diplômés et aussi des personnes de la classe moyenne. Ce n’est pas la faim qui fait partir les gens, c’est l’envie de faire quelque chose de sa vie », raconte-t-il. Dans le quartier d’Oran où vit sa famille et où il s’offre quelques jours de congés, des jeunes sont venus lui demander des conseils pour préparer leur départ et leur arrivée. « Ce n’est pas tellement qu’ils veulent partir en Europe, dit-il. C’est surtout qu’ils ne veulent pas rester. »