« Le Portrait interdit » : la subversion d’un tableau
« Le Portrait interdit » : la subversion d’un tableau
Par Isabelle Regnier
Le plasticien et cinéaste Charles de Meaux transporte les spectateurs en 1768, à la cour de l’empereur de Chine.
Déterritorialisé. S’il y a un mot qui caractérise Charles de Meaux, c’est celui-là. Plasticien, cinéaste, producteur, grand voyageur, l’homme fut aussi, à une époque de sa vie, jockey. Né en 1967, à la veille d’une révolution qui visait à libérer les corps et les esprits, il a grandi avec l’idée que les frontières allaient se dissoudre dans les brumes de l’ère naissante et en a conçu un rapport à la création polymorphe, à la croisée des champs et des pratiques artistiques, de la fiction et du documentaire.
Au sein d’Anna Sanders films, société de production qu’il a créée en 1997 avec les futures stars de l’art contemporain qu’étaient alors Philippe Pareno, Pierre Huygye ou Dominique Gonzales Foerster, entre autres,bientôt rejoints par le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Charles de Meaux a toujours placé les échanges – culturels, matériels, créatifs – au cœur de son travail.
Entre l’Orient et l’Occident
Célébré comme plasticien dans les plus grands musées du monde, du Centre Pompidou au MoMA, il n’a pas la même reconnaissance dans le monde du cinéma, où ses films, récits énigmatiques, hantés par la perte, l’angoisse de la disparition, jettent chacun à sa manière, singulière et déroutante, des ponts entre l’Orient et l’Occident. Le Portrait interdit ne déroge pas au programme mais, à la différence des précédents – Le Pont du trieur (1999), Shimkent Hotel (2003) et Stretch (2011) –, qui s’inscrivaient dans le contemporain, celui-ci nous transporte en 1768,à la cour de l’empereur de Chine, au cœur de la Cité interdite.
Complices de longue date du cinéaste, les Français Melvil Poupaud et Thibaud de Montalembert y jouent deux jésuites français officiant là comme peintres officiels. Face à eux, Fan Bingbing, pop star chinoise en passe de devenir la nouvelle ambassadrice de Chine dans le cinéma occidental, incarne Ulanara, jeune et sublime impératrice qui désespère d’obtenir les faveurs de son puissant mari. L’empereur l’a épousée en secondes noces, après le décès de sa première femme dont le fantôme erre encore entre les murs de la Cité interdite, et lui préfère manifestement certaines de ses concubines.
Usage du clair-obscur
Obsédée par le prestige de la morte, Ulanara s’abîme dans un étrange portrait qu’un peintre français a réalisé d’elle. Cherchant par tous les moyens à lui ressembler, elle obtient de l’empereur le droit de se faire, elle aussi, faire un portrait « à l’occidentale ». Le frère Attiret (Melvil Poupaud) s’en voit confier l’exécution. Ce tableau qui subvertit, par un usage très occidental du clair-obscur, notamment, les codes traditionnels de la peinture chinoise, est à l’origine du film. Charles de Meaux raconte qu’il l’a découvert par hasard, au Musée des beaux-arts de Dole, dans le Jura, et l’on comprend aisément pourquoi cet artiste, qui a situé l’action de tous ses films en Asie, a pu se passionner pour l’histoire oubliée de la malheureuse impératrice et de ces peintres jésuites.
Légitimée par l’acte de création et le mystère des pratiques occidentales, la relation qui se noue entre l’artiste et son modèle pendant les séances de pose, au vu et au su de tous, n’en est pas moins scandaleuse, ne serait-ce que par la manière dont elle semble subvertir l’implacable hiérarchie de la cour et défier le pouvoir de l’empereur. Mais le désir d’un petit jésuite français et d’une impératrice désœuvrée peut-il vraiment peser face à la puissance de l’empereur de Chine ?
Plongeant dans l’intimité du peintre et de son modèle, captant à même la peau les manifestations du trouble érotique qui les saisit, de la transgression absolue qu’il constitue, le cinéaste met en scène autour d’eux toute une petite ruche de courtisans dont les dialogues, les gestes, apportent à ce conte tragique une touche de comédie légère et savoureuse. C’est toute l’élégance du film que de ne jamais verser dans la martyrologie ou dans l’héroïsme. Les événements sont envisagés, au contraire, sous l’angle fort mélancolique de la vanité de toute entreprise humaine, à commencer par celle des jésuites partis évangéliser la Chine.
Comme dans Vertigo, dont l’ombre plane sur le film, le tableau est porteur d’une malédiction – une puissance d’attraction hors de la vie. Au fil de cette histoire qui donne à Charles de Meaux l’occasion de faire une magnifique peinture de la Cité interdite, irradié par la beauté de son actrice, enveloppé dans une musique exquise, le cinéma devient un geste de plasticien, et la peinture, qui se met en mouvement dès l’ouverture du film dans une splendide séquence animée, une forme d’expression éminemment cinématographique. En sauvant de l’oubli ces personnages devenus poussières dans le vent, le cinéaste affirme sa foi dans les puissances de transsubstantiation de l’art – dans sa capacité à sublimer les éphémères instants de grâce que dispense la vie.
Bande Annonce Officielle Le Portrait Interdit
Durée : 01:48
Film franco-chinois de Charles de Meaux. Avec Fan Bingbing, Melvil Poupaud, Thibaud de Montalembert (1 h 43). Sur le Web : www.rezofilms.com/distribution/the-lady-in-the-portrait