Depuis l’expiration du second mandat de Joseph Kabila, en décembre 2016, le président congolais et son régime multiplient les stratagèmes, y compris criminels, pour tenter de conserver le pouvoir. C’est ce qu’affirme un rapport publié, mercredi 20 décembre, par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) au sujet des violences dans le Kasaï, en République démocratique du Congo (RDC).

Ce document de près de 100 pages contient les résultats des enquêtes menées auprès de 64 réfugiés congolais vivant en Angola, rescapés des attaques perpétrées entre mars et juillet dans une dizaine de villages du territoire de Kamonia, dans le Kasaï.

Là, des atrocités de grande ampleur (tueries, viols et incendies des domiciles, des écoles et des hôpitaux) ont été commises par des agents de l’Etat, en complicité avec une milice locale. La FIDH qualifie ces atrocités de crimes contre l’humanité commis « au service d’un chaos organisé ». Un chaos organisé au Kasaï et dans d’autres régions du pays, dont l’objectif serait de retarder le cycle électoral.

La FIDH plaide pour l’ouverture d’une enquête indépendante en vue de sanctionner les responsables. Entretien avec Paul Nsapu, le secrétaire général de la FIDH et président du Groupe Lotus, l’une des trois organisations congolaises qui ont coréalisé l’enquête.

Vous révélez que les crimes perpétrés au Kasaï ont été commis au service d’un « chaos organisé ». Comment l’expliquez-vous ?

Paul Nsapu Après ses deux mandats constitutionnels, Joseph Kabila, par son comportement personnel et celui de son gouvernement, ne laisse pas le moindre doute sur sa volonté de se maintenir par tous les moyens au pouvoir. Ceci alors que son régime est aujourd’hui illégal et illégitime. Nous parlons de « chaos organisé » parce que le président Kabila et les membres de son régime ont entretenu ou créé des foyers d’insécurité dans plusieurs régions du pays : dans le bourbier de l’Ituri, à Béni, au Bas-Congo ou dans le Nord-Katanga, où les tensions entre Pygmées et Bantous continuent d’être attisées.

Cette stratégie atteint même Kinshasa, où des libertés fondamentales comme le droit de manifester sont refusées aux opposants politiques et à la société civile. Des attaques comme celle de la prison centrale ou du marché central de Kinshasa sont utilisées dans l’intention de discréditer et d’accuser l’opposition politique. Tous ces troubles sont entretenus par le régime à travers un discours de stigmatisation des opposants, des défenseurs des droits de l’homme, des militants pro démocratie. C’est cette même stratégie qui est déployée pour les régions du Kasaï.

Tirant parti d’un conflit de succession au sein du pouvoir traditionnel, le régime en a profité pour non seulement assassiner le chef Kamwina Nsapu, mais aussi pour créer un climat d’insécurité, de stigmatisation des ethnies luba, qui ont abouti à des violations massives des droits de l’homme et à des massacres de populations. Dans plusieurs régions de la RDC, le régime Kabila organise la déstabilisation pour ne pas préparer et organiser des élections libres et transparentes, apaisées, par lesquelles il doit laisser le pouvoir à travers une alternance démocratique. Depuis deux ans, nous observons un glissement politique vers un « chaos organisé » et des stratagèmes visant à éviter les élections.

Dans le cas de Kamonia, au Kasaï, le régime a recouru à l’armée, aux services de sécurité ainsi qu’aux supplétifs des milices Bana Mura, qui se sont livrés à des atrocités sur les populations civiles. Cette milice a été préparée, organisée et assistée par le responsable des services de sécurité, le responsable de l’armée au niveau local et provincial, ainsi que par les chefs coutumiers placés à la tête des entités territoriales par des responsables politiques et administratifs tous membres et soutiens inconditionnels de la majorité présidentielle.

A travers les témoignages des rescapés qui sont parmi les réfugiés et ceux des fonctionnaires qui avaient aussi fui à Lunda Norte, en Angola, nous avons enquêté et compris comment Kinshasa a pu influer dans la préparation, l’organisation et la perpétration des massacres décrits dans notre rapport et dont les populations lubaphones au Kasaï ont été les victimes.

Les atrocités enregistrées sont-elles d’une ampleur suffisamment grave pour être qualifiées de crimes contre l’humanité ?

Tout à fait. Les 64 témoignages accablants que nous avons recueillis auprès de rescapés de Kamonia parlent de crimes extrêmement graves : des crimes de masse, n’épargnant ni les femmes, ni les enfants. Elles parlent de tortures, d’exécutions sommaires, d’incendies de villages presque entiers avec leurs habitants. L’accumulation des témoignages montre comment des églises ou des hôpitaux où de simples civils s’étaient réfugiés ont été ciblés et comment leurs occupants ont été brûlés vifs, violés, massacrés. L’attaque de l’hôpital de Cinq a fait plus d’une centaine de morts, dont des femmes enceintes. De nombreux villages ont été rayés de la carte, comme Djiboko ou Kamako.

Fait important, les témoignages n’étaient pas seulement ceux des rescapés luba. Nous avons aussi interviewé des agents de la Direction générale des migrations (DGM) et d’autres services qui avaient eux aussi fui en Angola ; ces agents nous ont dévoilé la manière dont les réunions préparatoires avaient été organisées. Les victimes nous disaient que les gens qui les avaient massacrés étaient leurs voisins, avec qui ils vivaient auparavant. Beaucoup ont reconnu leurs bourreaux, qui leur demandaient de partir tout en les massacrant. Beaucoup de rescapés avaient des stigmates, des amputations graves, des cicatrices encore fraîches.

On peut voir quelques images dans notre rapport montrant notamment, hélas, que les enfants furent aussi ciblés. De très nombreuses personnes ont perdu plus de la moitié des membres de leur famille. Les chiffres qui circulent sur le nombre de morts depuis le début du conflit au Kasaï sont probablement sous-estimés. Dans le nord de l’Angola, nous avons seulement pu recueillir des témoignages en provenance de la Kamonia, mais d’après les agents de l’État qui avaient fui les violences des Kamwina Nsapu, des massacres similaires ont été commis ailleurs et à large échelle.

Vous accusez les forces de défense et de sécurité d’être auteurs de ces violations en complicité avec des miliciens Bana Mura. Qui sont ces derniers ?

Les Bana Mura sont des milices recrutées par des responsables politiques ou administratifs à Kamonia et sous la protection des responsables militaires et policiers. Ils ont été préparés et armés pour s’attaquer aux ethnies luba de ces villages. Ces éléments Bana Mura sont recrutés dans les autres ethnies : Pende, Tchokwe, Tétéla, qui sont des tribus du Kasaï qui vivaient pacifiquement aux côtés des Luba.

Telles qu’elles nous ont été racontées, on retrouvait dans l’organisation de ces réunions des responsables politiques de la majorité présidentielle originaires de ces trois tribus, des chefs coutumiers locaux, des agents des forces de l’ordre et de la sécurité, ainsi que des responsables de l’armée et de la police. Ils ont assisté, encadré les membres de ces milices dans la perpétration des massacres des lubaphones. Tous ces responsables faisaient des rapports à leur hiérarchie, et ceci mène non seulement au plus haut niveau provincial, mais aussi à Kinshasa.

Les anciens fonctionnaires que nous avons interviewés en Angola nous ont dit avoir vu venir ces massacres et avoir fait des rapports à leurs chefs. Ils ont vu l’ouragan arriver. Des responsables des hôpitaux ont appelé au secours auprès des autorités de la province, et notamment auprès du gouverneur de la province du Kasaï. Or ce dernier leur a répondu qu’il était dans l’impossibilité de leur venir au secours. Avant d’attaquer, les milices ont évacué les membres de leurs familles puis sont revenues dans les villages s’attaquer aux Luba.

Comment expliquez-vous que des agents de l’Etat puissent commettre des crimes contre leurs propres concitoyens ?

Parce qu’on leur a demandé de le faire ! Et il y a eu un discours de xénophobie et de stigmatisation véhiculé par les originaires des trois tribus, bien positionnés dans les arcanes du pouvoir, et tous membres de la majorité présidentielle. Toutes ces personnes ont agi et manipulé ces Bana Mura présentant les lubaphones comme mettant en péril les institutions, et soutenant l’opposition et les Kamwina Nsapu. Ces derniers prenaient pour cibles les agents, symboles et infrastructures de l’État, et ont commis des crimes graves, mais leur cible n’était pas les populations civiles. En retour, la répression, elle, a délibérément attaqué les populations civiles.

Ce n’est pas le premier rapport sur les violences au Kasaï. Espérez-vous que le vôtre puisse changer la donne ?

L’ampleur et la gravité de ces crimes contre l’humanité sont telles qu’il faudra d’autres enquêtes pour permettre d’inventorier toutes les violations graves commises dans le Kasaï. Il revient aux institutions nationales d’abord, internationales ensuite, de s’impliquer pour que des poursuites judiciaires soient lancées contre les auteurs des crimes et ceux qui les ont planifiés et qui en sont les auteurs intellectuels.

De notre côté, nous avons répertorié une cinquantaine d’auteurs de ces crimes. Notre rapport donne une indication de l’importance qu’accordent les victimes à une action judiciaire, et nous essaierons de les accompagner dans leur quête de justice, comme nous avons pu le faire dans d’autres pays, par exemple au Mali ou en Guinée. Etant donné que la justice congolaise n’est nullement indépendante, il reviendra à la justice internationale de prendre ses responsabilités.

Cet article a été publié en premier lieu par le site JusticeInfo.net.