Les meilleurs sons de 2017
Les meilleurs sons de 2017
Les rédactrices et rédacteurs de la rubrique musiques du « Monde » présentent chacun leurs cinq albums préférés, parmi ceux remarqués et défendus durant l’année écoulée.
La sélection de Marie-Aude Roux
« Brahms. Franck. Debussy », par Victor Julien-Laferrière et Adam Laloum. / MIRARE
1. Les Troyens, de Berlioz. Par Joyce DiDonato, Michael Spyres, Orchestre philharmonique de Strasbourg, John Nelson (Erato/Warner Classics)
2. Brahms. Franck. Debussy. Par Victor Julien-Laferrière et Adam Laloum (Mirare)
3. Magnificat de Bach. Par le Monteverdi Choir, l’English Baroque Soloists, John Eliot Gardiner (Soli Deo Gloria)
4. Schütz and His Legacy. Par Alice Foccroulle, l’Ensemble InAlto, Lambert Colson (Passacaille)
5. Stabat Mater de Dvorak. Par l’Orchestre philharmonique tchèque, Jiri Belohlavek (Decca/Universal Music)
D’emblée au sommet de la discographie, ces Troyens de Berlioz sous la direction inspirée de John Nelson, avec une époustouflante pléiade de solistes (magnifique Didon de Joyce DiDonato, merveilleux Enée de Michael Spyres, impressionnante Cassandre de Marie-Nicole Lemieux). Le violoncelliste Victor Julien-Laferrière et le pianiste Adam Laloum ont les affinités électives des grandes rencontres musicales. Un disque d’une belle maturité, entre épure, émotion et passions secrètes : à ce jeu de la vérité, Brahms, Franck et Debussy sont gagnants. Si Bach a un zélateur, c’est bien John Eliot Gardiner, qui dirige ses « anges musiciens » (le Monteverdi Choir et les English Baroque Soloists) d’une baguette jubilatoire. Pour un Magnificat (dans la version originale en mi bémol) « au plus haut des cieux ». Jiri Belohlavek, mort en juin, laisse un dernier Stabat Mater de Dvorak avec la Philharmonie tchèque, dont il était directeur musical. Vingt-cinq ans après la superbe version parue chez Chandos, le bouleversant témoignage d’une musique jouée au pied de la croix. Egalement pétri de théâtre et d’humanité, ce disque consacré au « père de la musique allemande », Heinrich Schütz, et à sa foisonnante descendance. Un convaincant plaidoyer servi par la soprano Alice Foccroulle et le cornettiste Lambert Colson, à la tête de l’ensemble InAlto.
La sélection de Pierre Gervasoni
« A Madame – divertissement pour Adélaïde », par Olivier Baumont et Julien Chauvin. / APARTE
1. Ailes…, œuvres de Philippe Leroux par le Meitar Ensemble (Soupir Editions)
2. A Madame – divertissement pour Adélaïde, par Olivier Baumont et Julien Chauvin (Aparté)
3. Live at the Mariinsky, par George Li (Warner Classics)
4. Crazy Girl Crazy, par Barbara Hannigan et le Ludwig Orchestra (Alpha Classics)
5. Eh bien dansez maintenant !, par La Symphonie de poche (Pavane Records)
On n’écoute pas la musique de Philippe Leroux pour se faire une idée des tendances actuelles. Les œuvres de ce compositeur, né en 1959, placent les questions d’esthétique ou de langage au second plan. Nées d’un projet sensible, elles invitent l’auditeur à faire l’expérience de l’inouï dans une dimension quasi mystique. A l’instar de Karlheinz Stockhausen ou d’Henri Dutilleux, Philippe Leroux sait se renouveler en restant lui-même. Comme ses illustres aînés, il a foi en la musique. Le claveciniste Olivier Baumont et le violoniste Julien Chauvin ont, eux, la conviction que la musique a encore besoin du disque. Pochette picturale, programme scandé par des airs de pendules, notice édifiante : leur CD consacré « à Madame », fille de Louis XV, leur donne raison car il constitue un moyen sans égal pour remonter le temps. Le jeune pianiste George Li se montre, lui, de toutes les époques (classique, romantique) lors d’une prestation live d’anthologie. Barbara Hannigan (soprano qui transcende Berio ou Gershwin) et La Symphonie de poche (petit ensemble qui « arrange », dans le meilleur sens du terme, Lalo ou Ravel) confirment qu’interpréter c’est aussi créer.
La sélection de Sylvain Siclier
Spoonful, du Gil Evans Paris Workshop/Laurent Cugny. / JAZZ & PEOPLE/PIAS
1. Spoonful, du Gil Evans Paris Workshop/Laurent Cugny (Jazz & People/PIAS)
2. The New High, de Brent Cash (Marina Records/Differ-Ant)
3. Sons of Love, de Thomas de Pourquery et Supersonic (Label bleu/L’Autre Distribution)
4. Ouï, de Camille (Because)
5. Eventual Reality, de The James L’Estraunge Orchestra (BBE Records/!K7)
En tête de notre choix, le Gil Evans Paris Workshop, mené depuis 2014 par le pianiste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre Laurent Cugny, pour son superbe Spoonful. Au-delà de l’évocation de Gil Evans s’y affirme l’art du big band, celui du swing comme de l’écriture sophistiquée. Avec Brent Cash, multi-instrumentiste et auteur-compositeur à la carrière discrète, voici une suite de merveilles pop dans The New High, entrelacs d’harmonies vocales, claviers et guitares, rythmique fluide et quatuor à cordes. Supersonic, « groupe de rock déguisé en jazz », comme le présente son leader Thomas de Pourquery, emmène vers de formidables ailleurs, de la miniature à l’épique, dans Sons of Love. Et avec Ouï, Camille emporte le chant des mots vers des comptines rêveuses, des danses entre ciel et terre, aux arrangements parfaits, et signe son disque le plus attachant – sorti en juin, le voici réédité accompagné d’une version voix seule avec Clément Ducol au tambour. Enfin, dirigé par le claviériste écossais Ricky Reid, The James L’Estraunge Orchestra combine dans Eventual Reality le jazz par le déploiement orchestral, la pop teintée de soul et un apport subtil de sonorités des musiques électroniques.
La sélection de Stéphane Davet
Pochette de l’album « Blitz », d’Etienne Daho. / VIRGIN/UNIRVERSAL MUSIC
1. Blitz, d’Etienne Daho (Virgin/Universal Music)
2. Ouï, de Camille (Because)
3. Memories Are Now, de Jesca Hoop (Sub Pop/PIAS)
4. Whiteout Conditions, de The New Pornographers (Caroline/Universal Music)
5. Rest, de Charlotte Gainsbourg (Because)
Fascinant de voir comment trois artistes français ont renoué avec une vieille histoire – celle du rock psychédélique pour Etienne Daho, des danses traditionnelles pour Camille, du patrimoine paternel pour Charlotte Gainsbourg – tout en métamorphosant ce passé avec une étonnante fraîcheur. Dandy à l’impeccable longévité, Daho s’est une nouvelle fois réinventé pour évoquer, dans Blitz, drame intime et instabilité du monde, sans renoncer à sa verve pop. Parallèlement à de subjuguants concerts, Camille détourne, dans Ouï, la dynamique des rondes et bourrées pour jongler avec les corps et les mots dans des chansons aussi ludiques qu’écologiques. Quand la fille de Serge et Jane, osant pour la première fois l’écriture en français, transcende son deuil dans Rest, grâce aux bandes-son electro-gainsbouriennes de son producteur, Sebastian. Passée trop inaperçue, l’Américaine Jesca Hoop a pourtant signé, avec Memories Are Now, un chef-d’œuvre d’intensité fragile, variant les plaisirs mélodiques et rythmiques dans un sublime dépouillement. Pas trop tard non plus pour rappeler que, mieux que leurs compatriotes d’Arcade Fire, les Canadiens de The New Pornographers ont amplifié, par le chant choral, le pouvoir euphorisant de chansons marquées par les années new wave.
La sélection de Franck Colombani
Pochette de l’album « Masseduction », de St. Vincent. / CAROLINE INTERNATIONAL
1. Masseduction, de St. Vincent (Loma Vista/Caroline International)
2. A Deeper Understanding, de The War on Drugs (WEA/Warner Music)
3. What Now, de Sylvan Esso (Loma Vista/Caroline International)
4. Slowdive, de Slowdive (Dead Oceans/PIAS)
5. Party, d’Aldous Harding (4AD/Beggars)
La reine de ce classement de fin d’année pourrait bien être l’Américaine Annie Clark, alias St. Vincent, dont le cinquième album, Masseduction, mène une opération de séduction massive et à double tranchant : sous le vernis de mélodies synthpop aguicheuses, ses paroles tirent à boulets rouges sur notre société consumériste et obsédée par l’apparence. Autre vision de l’Amérique, cette fois nostalgique, celle des rockeurs philadelphiens The War on Drugs, qui approfondissent sur leur quatrième album leur esthétique americana rêveuse et intemporelle, carrefour improbable où se croisent Bruce Springsteen et Brian Eno. Jadis considéré, dans les années 1990, comme second couteau de la mouvance rock dite « shoegaze », le groupe britannique Slowdive est aujourd’hui l’un des rares exemples de reformation dont le nouvel album nous enthousiasme autant qu’hier. Côté pop electronica, le deuxième album du duo solaire Sylvan Esso est un formidable réverbérateur de mélodies lumineuses, antidote à la morosité. Pour clore cette sélection, une révélation féminine, la Néo-Zélandaise Aldous Harding, dont le second album, Party, révèle une voix captivante et crue, qui décape à grands coups d’échardes ses chansons folk rugueuses.
La sélection de Francis Marmande
« Butter in My Brain », de Claudia Solal et Benjamin Moussay / ABALONE/L’AUTRE DISTRIBUTION
1. Butter in My Brain, de Claudia Solal et Benjamin Moussay (Abalone/L’Autre Distribution)
2. Memphis, de Dee Dee Bridgewater (Okeh/Sony Music)
3. Unknown, de Pierrick Pedron (Crescendo/Caroline Rec.)
4. Mossy Ways, d’Eric Le Lann (Musique à Bord/L’Autre Distribution)
5. Marseille, d’Ahmad Jamal (Jazz Village/PIAS)
Dans une « Lettre ouverte aux Victoires du jazz », Joëlle Léandre – jazzwoman hardie, voir Gipsy Queen et Réflexions – relève l’absence de toute fille au palmarès. Palmarès évidemment indiscutable. On se permettra donc d’ajouter cinq notes en bas de page. En tête, Claudia Solal et Benjamin Moussay, la meilleure nouvelle de l’année : élan vital et promesses de l’avenir, le « jazz » sur fond de gai savoir (voir son père Martial Solal & Dave Liebman, Masters in Bordeaux, Sunnyside) : ce que les demi-niais désignent de l’étrange vocable d’« élitisme ». Rien de plus étincelant, de plus érotique, dialectique que le retour aux fondamentaux de Dee Dee Bridgewater avec son Memphis. Aussi drôle qu’impressionnant en scène. Pierrick Pedron et Eric Le Lann ? Ils ne sont ni « émergents », ni plébiscités, mais ils ne cessent de commencer : avec la même énergie, la même autorité qu’aux grands débuts. Et puis, tant qu’à se plier à l’idée d’un palmarès, autant choisir ceux qui ont quelque chose à dire, et les moyens de le dire. Pedron et Le Lann retrouveront le formidable Paul Lay (The Party, Alcazar Memories) dans un all-star de catégorie. Paul Lay, pianiste total de 33 ans comme M. Ahmad Jamal le reste à 87. Laissant chanter Marseille à Mina Agossi (voir UrbAfrika, Jazz Family). N’ayons plus peur des all-stars.
La sélection de Stéphanie Binet
Pochette de « DAMN. », de Kendrick Lamar. / TDE/INTERSCOPE/UNIVERSAL
1. DAMN., de Kendrick Lamar (TDE/Interscope/Universal)
2. Process, de Sampha (Beggars)
3. La fête est finie, d’Orelsan (Wagram)
4. Ipséité, de Damso (Capitole)
5. 1988, de Biga Ranx (X-Ray Production)
En décembre 2016, le rappeur d’Atlanta Childish Gambino donnait avec son album Awaken, My Love ! le tempo de l’année à venir, marqué par un hip-hop psyché qui emprunte aussi bien à Parliament qu’à Sly Stone. Avec DAMN., son collègue de Compton Kendrick Lamar a encore prouvé qu’il surpassait ses concurrents, ses aînés Eminem et Jay-Z dans l’innovation musicale, et de loin ses cadets, Future ou Cardi B, sur les textes. La réédition en fin d’année de DAMN., dont les titres ont été agencés dans un autre ordre, permet une relecture encore plus clairvoyante de ce disque intense. Sur un tempo plus apaisé, l’Anglais Sampha, chanteur souvent sollicité sur les albums de Drake ou de son compatriote SBTRKT, proposait, avec Process, de revenir dans le confort du foyer maternel, près de son piano et de ses disques soul. Notre Orelsan national est justement allé chercher de l’autre côté de la Manche, dans le grime britannique, pour renouveler son rap et la peinture de sa ville, Caen, description toujours aussi grinçante mais plus maîtrisée d’une classe moyenne décadente. Pour le reste du rap francophone, il fallait que ça saigne, que ça salisse, que cela cogne, et celui qui a été le meilleur à ce petit jeu est le rappeur belge Damso, suivi de très près par Vald et Booba. Tout autre ambiance avec le dub détendu du Tourangeau Biga Ranx et ses lundis sans prise de tête.
La sélection de Patrick Labesse
Pochette de Mogoya, de Oumou Sangaré. / NO FORMAT/ SONY MUSIC
1. Mogoya, de Oumou Sangaré (No Format/Sony Music)
2.’N om Gustumin deus an Denvalijenn (S’habituer à l’obscurité), de Krismenn (World Village/PIAS)
3. Transparent Water, d’Omar Sosa & Seckou Keita (World Village/PIAS)
4. Leeroy Presents : Fela is the Future, de Leeroy (BMG)
5. Une anthologie du khöömii mongol, divers artistes (Buda Musique/Universal Music)
Honneur à une reine malienne : Oumou Sangaré, femme debout, porteuse de messages et de sagesse. Jamais sa voix n’avait brillé avec autant de relief, habillée par des textures sonores électro-psychédéliques qui lui vont à ravir et ont le tact de ne pas étouffer l’essence et les instruments traditionnels. Tradition relookée avec brio également chez Krismenn. Il fait chanter la langue bretonne sur des boucles électroniques et crée un univers sonore aéré faussement minimaliste, irradiant d’expressivité. Beaucoup d’espace aussi dans le monde paisible, que l’on imagine peuplé d’anges et d’esprits bienveillants, inventé par le pianiste de jazz cubain Omar Sosa et le joueur de kora et chanteur sénégalais Seckou Keita. Atmosphère au contraire très agitée à travers l’hommage fiévreux rendu à Fela Kuti par Leeroy (ex-rappeur du collectif Saïan Supa Crew) qui fédère autour de lui une équipe compétente, dont Seun et Femi, les deux fils du héros nigérian de la bande-son du continent africain, mort il y a vingt ans. Donc à peine hier si l’on envisage le temps à l’échelle des pratiques musicales et vocales sans âge, tel que le khöömii (chant diphonique) en Mongolie, auquel est consacrée l’anthologie passionnante conçue par Johanni Curtet et Nomindari Shagdarsüren.