A la recherche des mots perdus : notre sélection littéraire
A la recherche des mots perdus : notre sélection littéraire
Chaque jeudi, « Le Monde des livres » partage ses conseils de lecture avec les abonnés de « La Matinale ».
Les « bouées jaunes », de Serge Toubiana, livre publié chez Stock. / STOCK
LES CHOIX DE LA MATINALE
Un texte écrit après la disparition de l’être aimé, une enquête sur la trace des rêves et une quête lexicale pour le moins insolite sont au menu de notre sélection hebdomadaire, sans oublier les nouveaux romans de Paul Auster et de Pierre Lemaitre.
RECIT. « Les Bouées jaunes », de Serge Toubiana
Ce furent les ultimes mots qu’Emmanuèle Bernheim adressa à son compagnon, Serge Toubiana : « Et toi, tu vas tenir ? » L’écrivaine (et scénariste) est morte deux jours plus tard, le 10 mai 2017, à l’hôpital Bichat, où, atteinte d’un cancer du poumon, elle a passé les trois dernières semaines de sa vie.
Pour « tenir » et pour garder encore un peu auprès de lui celle dont il partagea la vie durant vingt-sept ans, l’ancien directeur des Cahiers du cinéma et de la Cinémathèque française s’est lancé dans l’écriture d’un récit revenant sur la disparition, à 61 ans, d’Emmanuèle Bernheim, autant que sur leur existence commune, presque trois décennies d’harmonie. Il s’est accroché à ces Bouées jaunes pour surnager, ne pas se noyer. Pourtant, ce texte de deuil, d’une simplicité jamais alourdie par le chagrin, se révèle d’un bout à l’autre admirablement solaire. Fidèle à la vitalité dont témoigna jusqu’à la fin celle qui l’inspire. Raphaëlle Leyris
Les « bouées jaunes », de Serge Toubiana, livre publié chez Stock. / STOCK
« Les Bouées jaunes », de Serge Toubiana, Stock, 192 pages, 18 €.
ESSAI. « L’Interprétation sociologique des rêves », de Bernard Lahire
Livre après livre, le sociologue Bernard Lahire (né en 1963) nous avait habitués à des projets ambitieux. Qu’il ait exploré les ressorts de nos actions (L’Homme pluriel, Nathan, 1998) ou la complexité de nos pratiques culturelles (La Culture des individus, La Découverte, 2004), qu’il ait entrepris de bâtir une théorie de la création littéraire (Franz Kafka, La Découverte, 2010) ou de la « magie sociale » qui opère dans notre rapport à l’art (Ceci n’est pas qu’un tableau, La Découverte, 2015), il visait toujours, au-delà, une véritable pensée du monde social.
On retrouve cette ambition dans son nouveau livre, L’Interprétation sociologique des rêves, premier tome d’une enquête qui en comptera deux, produit d’une recherche audacieuse entamée il y a vingt ans. Dialoguant avec d’autres disciplines (psychanalyse, neurosciences, linguistique, anthropologie…), le sociologue y propose un nouveau modèle d’interprétation des rêves, qu’il envisage d’abord comme une « forme d’expression ». Jean Birnbaum
La Découverte
« L’Interprétation sociologique des rêves », de Bernard Lahire, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », 488 pages, 25 €.
ROMAN. « 4 3 2 1 », de Paul Auster
C’est ce petit jeu spéculatif que les anglophones appellent « What if… ? ». Et si le héros avait tourné à droite et non à gauche ? 4 3 2 1 est tout entier bâti autour de ce « Et si ? ».
Imaginant le destin comme un questionnaire à choix multiple où chaque réponse engendre de nouveaux embranchements, Paul Auster raconte – sur fond d’années 1960 aux Etats-Unis – les quatre vies possibles d’un certain Archie Ferguson, né (comme lui) en 1947 et petit-fils d’un juif russe arrivé à New York le 1er janvier 1900.
Si l’on se perd parfois (mais avec délice) dans la forêt dense de ces arborescences, on retombe toujours sur ses pieds, c’est-à-dire sur les obsessions de Paul Auster. Bifurcations du destin, jeux vertigineux de l’identité et du hasard. Un grand roman gigogne (quatre récits en un) et un prodigieux tour de force, tant formel que métaphysique. Et si « je » était quatre autres ? Florence Noiville
Actes Sud
« 4 3 2 1 », de Paul Auster, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal, Actes Sud, 1 024 pages, 28 €.
ROMAN. « Couleurs de l’incendie », de Pierre Lemaitre
Deuxième volet de la trilogie ouverte par Au revoir là-haut (Albin Michel), Couleurs de l’incendie est à la hauteur des attentes suscitées par le prix Goncourt 2013. Ecrites avec un plaisir évident et communicatif, ses plus de 530 pages composent un tableau vivant et original de la période courant de 1927 à 1933.
En suivant la trajectoire de Madeleine Péricourt, l’une des plus grandes fortunes de son époque, ruinée, déclassée et mise au ban de son milieu d’origine, Pierre Lemaitre tresse avec une belle évidence arrière-plan historique et ressorts romanesques. Dans ce récit conçu comme un hommage à Alexandre Dumas, l’écrivain déploie tout son talent de conteur, sans jamais oublier d’interpeller le lecteur et de nouer avec lui une complicité ludique et stimulante. Florence Bouchy
Albin Michel
« Couleurs de l’incendie », de Pierre Lemaitre, Albin Michel, 544 pages, 22, 90 €.
ROMAN. « L’Oubli », de Philippe Forest
L’oubli qui donne son titre à cette fable insolite est d’abord celui d’un mot : « Un matin, un mot m’a manqué./ C’est ainsi que tout a commencé./ Un mot./ Mais lequel, je ne sais pas. » Réfugié ou échoué sur une île désertée par les vacanciers en fin de saison, le narrateur s’obstine à chercher ce mot inconnu qui lui fait défaut, s’interrogeant sur le manque qui en résulte. A moins qu’il ne s’agisse d’un trou dans le langage par où le dictionnaire menacerait de fuir et d’entraîner avec lui la réalité ?
Sa quête du mot perdu l’incite à laisser passer les jours, s’exposant inlassablement aux effets de la lumière sur l’océan, et jusque dans sa chambre d’hôte où un miroir en renvoie les reflets. Bientôt, le tableau accroché au mur semble lui aussi varier en fonction de l’atmosphère, au point que son épaisse pâte blanche révèle d’infimes changements, de jour en jour, comme si une créature vivante s’y mouvait dès que le regard s’en détourne afin de coller à la réalité environnante.
Muni d’un antique appareil photo, le narrateur voudrait piéger le phénomène, mais celui-ci résiste à toutes les vérifications rationnelles pour mieux contaminer le réel : est-ce de l’océan ou du tableau, ou des deux à la fois, qu’une naïade surgit bientôt pour lui donner le goût de renaître aux plaisirs et aux jours ?
Alors qu’il paraît construit brique à brique, comme l’on dit pas à pas ou mot à mot, L’Oubli se révèle une très belle chambre d’écho où piéger les spectres. Bertrand Leclair
Gallimard
« L’Oubli », de Philippe Forest, Gallimard, 240 pages, 19 €.