Les réseaux africains de « Monsieur Alexandre » Djouhri
Les réseaux africains de « Monsieur Alexandre » Djouhri
Par Simon Piel, Joan Tilouine
L’ancien caïd de banlieue est devenu un intermédiaire international de haut vol en soignant ses relations avec les pouvoirs gabonais, libyen, congolais ou algérien.
Alexandre Djouhri avec l’ancien premier ministre Dominique de Villepin au Parc des princes, à Paris, en avril 2014. / FRANCK FIFE/AFP
Dimanche 7 janvier, la police britannique est convaincue que l’homme qu’elle a arrêté à l’aéroport de Londres-Heathrow, à la sortie d’un vol en provenance de Genève, a deux passeports : français et algérien. C’est oublier qu’Alexandre Djouhri, 58 ans, ne se contente pas de deux nationalités. L’homme d’affaires, recherché dans le cadre de l’enquête sur le financement libyen présumé de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, a aussi été gabonais. Selon plusieurs sources, il a ainsi détenu plusieurs passeports diplomatiques d’Etats pétroliers d’Afrique centrale qui furent un tremplin dans la carrière de cet ancien caïd de la banlieue parisienne devenu intermédiaire international de haut vol.
Trois jours plus tard, l’homme d’affaires a obtenu de la justice britannique une libération sous caution, dans l’attente de son audience d’extradition. La France avait en effet émis, en décembre 2017, un mandat d’arrêt européen pour « fraude » et « blanchiment », des accusations lourdes selon le procureur britannique qui a réclamé son maintien en détention. Contre le versement d’une caution de 1 million de livres (1,13 million d’euros), il pourra s’installer dans la résidence londonienne de l’une de ses filles. Et peut-être même poursuivre à distance ses affaires africaines.
Au plus haut niveau du pouvoir gabonais
Habitué aux hôtels et résidences de luxe de Libreville, M. Djouhri veut croire que le président Ali Bongo, qui lui donne du « mon frère » depuis des années, ne le laissera pas tomber. Car, au cœur de ce pouvoir dynastique souvent accusé de pratiques corruptives, Alexandre Djouhri s’est toujours senti à l’aise. Il sait aussi pouvoir compter sur Frédéric Bongo, l’un de ses amis fidèles et demi-frère du chef de l’Etat. Le titre officiel de ce dernier est pompeux : directeur général des services spéciaux de la Garde républicaine. Ce saint-cyrien a la haute main sur le renseignement et la sécurité nationale. Lui et Alexandre Djouhri ont autrefois écumé les boîtes de nuit de Paris et de Londres.
D’ailleurs, « Fred » échangeait encore récemment avec celui qui se fait appeler « Monsieur Alexandre », alors que ce dernier était déjà recherché par la justice française, selon des sources proches des deux hommes. Au téléphone, ils aiment évoquer la politique française et la sécurité intérieure gabonaise. Frédéric Bongo partage ses doutes et ses envies, comme on peut le faire avec un grand frère. Il leur arrive de parler affaires, aussi, comme lorsque Djouhri lui demande d’organiser un rendez-vous avec le président. « Je sais comment augmenter le rendement sur le prix du baril […] C’est que bénef. C’est productif. Moi, quand je le vois, c’est pas contre-productif », s’était-il vanté, en mars 2013, au cours d’un appel intercepté par les enquêteurs.
Avant ce déplacement à Londres qui pourrait être la fin de sa cavale de luxe ou plutôt une étape, Alexandre Djouhri s’est fréquemment rendu dans la capitale britannique, et pas seulement pour retrouver ses filles qui y sont établies ainsi que son épouse, qui y réside une partie de l’année. Il y est aussi venu au chevet d’un autre personnage clé du pouvoir gabonais, Maixent Accrombessi, d’origine béninoise, soigné à Londres pour un AVC qui l’a foudroyé en août 2016 alors qu’il était le tout-puissant directeur de cabinet d’Ali Bongo. Contactés, MM. Bongo, et Accrombessi n’ont pu être joints. En perte d’influence, ce dernier est désormais « haut représentant personnel du président de la République » et poursuivi en France pour « corruption passive d’agent public étranger ».
A Libreville, après la réélection contestée dans la rue du président gabonais Ali Bongo le 1er septembre 2016. / AFP
Fêtes, contacts et business
Ses dernières aventures en Afrique centrale, l’intermédiaire les menait le plus souvent avec son « cher Bernard » Squarcini. Lorsqu’il était à la tête de la Direction centrale du renseignement intérieur (2008-2012) sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il avait donné des ordres afin que M. Djouhri ne soit pas inquiété. Lui aussi est un familier de Frédéric Bongo, de Maixent Accrombessi et du Gabon, où son fils, Jean-Baptiste, est depuis 2011 chargé de mission à l’Agence nationale des parcs nationaux.
Reconverti dans le renseignement privé après avoir été évincé de son poste à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 2012, M. Squarcini vend ses services de conseil et d’intelligence dans la région. Comme au Congo-Brazzaville, frontalier du Gabon, lors de la campagne pour la réélection de Denis Sassou-Nguesso en mars 2016, espionnant pour plusieurs centaines de milliers d’euros des réseaux d’opposants au despote de 74 ans dont plus de trente-deux ans passés à la tête de l’Etat.
Début avril 2016, Bernard Squarcini s’était d’ailleurs rendu à Brazzaville en jet privé pour y rencontrer le président congolais tout juste réélu lors d’un scrutin contesté par la communauté internationale. Le climat politique était alors étouffant, la répression s’étant abattue dès l’annonce des résultats sur les rivaux de M. Sassou-Nguesso à la présidentielle.
« Bonimenteur »
Alexandre Djouhri, lui aussi, connaît bien Brazzaville, son palais présidentiel et les terrasses qui bordent le fleuve Congo. Au milieu des années 1990, le trentenaire ambitieux sorti du banditisme francilien gravite dans l’univers de la Chiraquie. Il fréquente à Paris des fils de présidents et de diplomates africains aux trains de vie extravagants.
Dans les palaces et discothèques, il est passé du statut de concierge de luxe chargé d’assouvir les lubies de clients du Golfe à celui de convive à part entière, autour de tables chargées de grands champagnes. Parmi ceux qui lui ont ouvert ce monde de plaisir et d’affaires, il y a l’affairiste sénégalais Fara M’Bow, dont le père a dirigé l’Unesco, ou encore des habitués du Keur Samba, mythique boîte de nuit parisienne où le jeune homme de Sarcelles côtoie le gotha de la Françafrique.
Dans le même temps, Alexandre Djouhri s’essaie au négoce de produits pétroliers avec l’ancien brigadier de police Daniel Léandri, l’un des « Messieurs Afrique » de Charles Pasqua. Le voilà apprenti trader à Brazzaville, où il force la porte du palais présidentiel de Pascal Lissouba. C’est l’époque où Denis Sassou-Nguesso tourne en rond dans un appartement parisien depuis sa défaite à la présidentielle de 1992.
Le président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou-NGuesso aux Nations unies en septembre 2017. / AFP
« C’était un bonimenteur qui voulait des mandats pour négocier des contrats pétroliers au nom du Congo », se souvient avec une certaine animosité Claudine Munari, directrice de cabinet de M. Lissouba. Il n’en a cure et se lie d’amitié avec le pétrolier Dominique Ngouabi Ossere, fils de l’ancien président Marien Ngouabi assassiné en 1977, également impliqué dans des opérations de diplomatie parallèle sur le continent et à ce moment-là à la recherche d’armement et d’hélicoptères.
En 1997, le président Lissouba est renversé par les miliciens de Denis Sassou-Nguesso, soutenu par la France de Jacques Chirac et l’Angola de José Eduardo dos Santos. La Françafrique et ses pratiques occultes reprennent de plus belle à Brazzaville. Alexandre Djouhri en profite pour développer ses affaires.
« C’est moi qui avais… qui avais pris à Jean François Hénin à l’époque au Congo », pavoise M. Djouhri en ligne avec M. Squarcini qui lui demande, en avril 2015, s’il a toujours des bons contacts chez Maurel & Prom. Cette junior pétrolière congolaise fondée par Jean-François Hénin avait démarré avec le rachat de permis au Congo-Brazzaville où M. Djouhri a aussi tissé toile au sein du clan politico-mafieux de Denis Sassou-Nguesso : ses cousins en charge de la sécurité et du renseignement, ses enfants pétrolier ou conseiller à la présidence. Le gabonais Frédéric Bongo l’y a aidé, lui qui est considéré comme un « proche et fidèle de Sassou ».
Les dictateurs d’Afrique centrale ont la réputation d’accueillir à bras ouverts les apporteurs d’affaires français qui savent les flatter, les payer et les distraire. D’autant plus lorsque c’est un « agent officieux de l’Elysée », comme se présente Alexandre Djouhri. Il s’aventure aussi en Guinée équatoriale, pays dirigé d’une main de fer par le père de Teodorin Obiang, son compagnon des folles nuits parisiennes. Des années plus tard, en octobre 2017, M. Obiang junior sera le premier condamné, à Paris, dans l’affaire dite des « biens mal acquis ».
Relation imaginaire de parenté avec M. Bouteflika
Parmi les nombreuses notes de renseignement perquisitionnées le 8 avril 2016 par les enquêteurs au domicile parisien de Bernard Squarcini, soixante-dix sont consacrées à Alexandre Djouhri. L’ancien grand flic se renseignait sur son acolyte, pour lequel il avait rédigé une attestation de bonne moralité le 19 décembre 2005, omettant son passé de braqueur et les règlements de comptes entre voyous dans lesquels il était impliqué.
On y découvre aussi les noms de ceux qui ont aidé M. Djouhri à ses débuts : Michel Roussin, l’ancien ministre de la coopération, Alfred Sirven et André Tarallo, deux hauts responsables d’Elf, au cœur du scandale de corruption qui éclata au début des années 2000. Dans ces notes apparaît également l’avocat Francis Szpiner qui a défendu Maixent Accrombessi dans ses dernières affaires de corruption en France. Selon les enquêteurs, Me Szpiner a présenté Alexandre Djouhri à Dominique de Villepin, bien avant qu’il devienne premier ministre. Une amitié qui a perduré, M. Djouhri et M. de Villepin ayant fait indirectement des affaires ensemble avec des magnats saoudiens et conversant régulièrement au téléphone, au moins jusqu’à la mi-2016.
De l’Afrique, Alexandre Djouhri n’allait pas se satisfaire des pays au sud du Sahara. Lui, le fils d’immigré algérien, d’origine kabyle, retourne sur la terre de ses ancêtres avec un alibi en béton : « [il s’est inventé] une relation de parenté avec la famille du président algérien Abdelaziz Bouteflika », notent les enquêteurs français.
Un culot qui finit par lui ouvrir certaines portes au sein du régime algérien, même si nul n’est dupe. Là encore, il cherche des protecteurs bien introduits dans le système politico-militaire. Il y croise un autre intermédiaire ayant défrayé la chronique au début des années 2000 : Pierre Falcone, alors très en cour à Alger.
M. Djouhri se rend de plus en plus souvent dans la ville blanche. Il reçoit au Sheraton, déclaré aux autorités algériennes comme représentant de la société Tag Aéronautique Limited, liée à la famille du milliardaire saoudien Akram Ojjeh, marchand d’armes ayant beaucoup travaillé avec la France.
Selon une note de la DGSE versée à son dossier judiciaire, M. Djouhri compte aussi parmi ses relations algéroises un certain Philippe Moynier, présenté comme un ancien légionnaire français reconverti dans le recrutement de mercenaires en Afrique. Plus tard, il se rapprochera du général Larbi Belkheir, décédé depuis, et bénéficiera aussi du carnet d’adresses de Bernard Squarcini, avec qui il lui arrivera de s’y rendre par la suite.
De Chirac à Sarkozy
L’Algérie est compliquée, le pouvoir opaque et les affaires bien plus dures à sceller qu’en Afrique centrale. Un peu sur sa fin, Alexandre Djouhri scrute la Libye, où l’embargo a été levé le 12 octobre 2004. Jacques Chirac est d’ailleurs le premier président français à se rendre sous la tente bédouine de Mouammar Kadhafi à Tripoli, en novembre de la même année. Dans son sillage, Alexandre Djouhri multiplie les démarches dans le but de décrocher des contrats pour la France, selon une note de la DCRI datée du 15 avril 2005, n’hésitant pas à nouveau à mettre en avant des liens imaginaires avec l’Elysée.
Le président libyen Mouammar Kadhafi en mars 2003. / MARWAN NAAMANI / AFP
Mais c’est bien sous Nicolas Sarkozy, après 2007, que l’intermédiaire va monter en puissance. Le voilà enfin officiellement recommandé par la présidence. En Libye, il courtise et séduit Bechir Saleh, directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi et à la tête du fonds souverain le plus doté d’Afrique, le Libya Africa Investment Portfolio (LAP). Les affaires qu’ils mènent ensemble les rapprochent au point qu’en 2011, à la chute du régime Kadhafi, Alexandre Djouhri organise l’exfiltration de Bechir Saleh et le loge au Ritz de Paris, en puisant, pour payer la note, dans les comptes de riches saoudiens auxquels il a accès, selon les enquêteurs français.
M. Djouhri n’est pas le seul à aider la famille Saleh. Un certain Ahmed Kailan, ancien directeur de cabinet du président tchadien Goukouni Oueddei (1979-1982), a aussi œuvré à la libération de certains proches de M. Saleh, retenus par des Toubou dans le sud libyen. A Paris, Bechir Saleh est cajolé par ceux qu’il a longtemps fait vivre. L’homme d’affaires béninois Franck Houndété, un fidèle de Kadhafi et de Saleh, lui fournit ainsi un chauffeur de confiance. M. Houndété est par ailleurs soupçonné par la DGSE d’avoir transporté en France, pour le compte de Bechir Saleh, des valises d’argent destinées à la campagne Chirac avant la présidentielle de 2002.
« Djibouti Connection »
Lorsque la présence à Paris de Bechir Saleh s’ébruitera, c’est Alexandre Djouhri qui organisera son départ précipité vers l’Afrique du Sud via Niamey le 3 mai 2012. Le jet privé a coûté 94 700 euros et la facture est adressée à la société djiboutienne Datco représentée par un certain Me Mohamed Aref.
Ce Djiboutien né dans la ville portuaire de Tadjourah il y a soixante-cinq ans a acquis la nationalité française en 2011 et réside officiellement, comme M. Djouhri, en Suisse, à Chêne-Bougeries, coquette petite commune limitrophe de Genève. Les enquêteurs français le décrivent comme le « trésorier » de « l’organisation » Djouhri. Quant aux montages financiers occultes, ils sont confiés à Wahib Nacer, cousin germain de Mohamed Aref, Djiboutien lui aussi et menant grand train entre Genève et les quartiers huppés de Paris. Selon les enquêteurs, il possède une myriade de SCI et de villas en Normandie et à Marrakech.
Fathia Khalifa, Libyenne de 55 ans vivant dans le XVIe arrondissement de Paris, aime à dire que c’est elle qui a présenté Wahib Nacer à Alexandre Djouhri. Ancien banquier chez Indosuez racheté plus tard par le Crédit agricole, M. Nacer, à la tête de la société AMEC, dont les bureaux genevois ont été perquisitionnés en mars 2015, gérait notamment les comptes des richissimes saoudiens Bugshan, soupçonnés d’être le « coffre-fort » de l’empire Djouhri.
Quelques mois plus tôt, le 22 août 2014, M. Nacer recevait un coup de fil intercepté par les limiers français. Il y est question d’une opportunité d’affaires avec le Congo-Brazzaville : une histoire de surfacturation pour permettre à des membres du clan du président Sassou-Nguesso de mettre à l’abri des millions de pétrodollars. « [L’Europe] ne veut plus de cet argent », constatent huit jours plus tard Wahib Nacer et son interlocuteur, songeant à créer une société écran à Dubaï. L’ancien banquier discute également, en septembre de la même année, de la vente de cliniques et de scanners au Congo-Brazzaville pour des dizaines de millions de dollars via des paradis fiscaux. « Le Congo-Brazza ils ont de l’argent… », lâche son partenaire d’affaires. M. Nacer acquiesce.
Et lorsque le Béninois Franck Houndété appelle Alexandre Djouhri parce qu’il cherche, pour un chef d’Etat africain, un avion présidentiel avec un budget limité de 32 millions d’euros, l’intermédiaire précise qu’il est « prêt à le repeindre aux couleurs du pays », qui n’est pas nommé. Efficace, il lui dit trois jours plus tard, avoir un rendez-vous pour « finaliser le truc ».
« Crémitude »
Convoqué le 7 septembre 2016 par les juges français pour être entendu dans le cadre de l’enquête sur le présumé financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, Alexandre Djouhri ne donne pas suite et tourne le dos à la France où il ne peut plus remettre un pied sans risquer d’être arrêté. On le retrouve le mois suivant au bord de l’océan Indien, à Djibouti, où il s’entretient avec le gouverneur de la Banque centrale.
Entre ses déplacements au Qatar, aux Emirats arabes unis, en Russie ou encore à Genève où il a dîné en famille fin août 2017, M. Djouhri ne peut s’empêcher de revenir en Algérie, où il peut compter sur le soutien du patron des patrons, Ali Haddad.
En privé, l’intermédiaire s’est récemment vanté d’avoir co-organisé les visites en décembre 2017 du président Emmanuel Macron à Alger et à Doha. Il ment, s’amuse, aime à fasciner et à entretenir le doute chez ses interlocuteurs sur son influence fantasmée. C’est peut-être cela « la crémitude », ce sentiment d’impunité dont il a fait une de ses expressions favorites.
Comme l’a révélé le Canard enchaîné, l’ambassade de France à Alger lui avait envoyé un carton d’invitation pour assister, le 6 décembre 2017, à la réception en l’honneur du président de passage. Désormais, c’est aux juges plutôt qu’aux diplomates français qu’il pourrait avoir affaire.