« Quand nous avons atteint la plage, j’ai espéré que le sable de Ouidah s’ouvre et m’engloutisse »
« Quand nous avons atteint la plage, j’ai espéré que le sable de Ouidah s’ouvre et m’engloutisse »
Par Pierre Lepidi (envoyé spécial au Bénin)
Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey (7/9). Après plusieurs jours de marche, notre reporter arrive à la Porte du non-retour, face à l’Atlantique.
Ce sont les dernières foulées de notre marche de 125 km sur le chemin des esclaves du Dahomey, commencée il y a cinq jours. Ce sont aussi les premiers pas vers l’enfer. Nous sommes à Ouidah, dans le sud du pays. Notre guide dans la ville, Nadal, désigne une habitation située près du grand ficus planté au milieu de la place Chacha : « Dans cette maison, on marquait les esclaves au fer rouge derrière l’épaule, explique-t-il. On gravait dans la peau l’initiale de l’acheteur et celle du pays de destination. Il fallait bâillonner les esclaves avec un bout de bois pour ne pas qu’ils mordent le bourreau… Ils avançaient ensuite enchaînés, reliés par le cou. »
Cette route de misère, de souffrances et d’angoisse qui menait vers la plage où les attendaient les navires négriers se poursuivait par un arrêt devant l’Arbre de l’oubli. « Ce rituel a été initié par le roi Agadja pour rendre les hommes plus dociles et faciliter leur embarquement, raconte Nadal. Ils devaient tourner neuf fois [les femmes sept] autour de l’arbre dans le but d’oublier leur passé, leur maison, leurs enfants. » En lieu et place de l’arbre maudit, il y a aujourd’hui une statue réalisée par l’artiste béninois Dominique Kouas. Elle représente une silhouette en forme d’hippocampe lançant symboliquement un appel à la diaspora pour qu’elle revienne fouler cette terre africaine.
« Je n’avais pas conscience que c’était mon dernier repas en Afrique, raconte l’ancien esclave Mahommah Gardo Baquaqua dans sa biographie publiée en 1854. Je ne savais pas quelle serait ma destination. Heureusement pour moi, je ne savais pas ! Je savais seulement que j’étais un esclave, enchaîné par le cou, et que je devais immédiatement me soumettre. »
« Des hurlements dans la nuit »
Comme lors de ma première venue à Ouidah, il y a six ans, j’ai des frissons et mal à la tête lorsque nous arrivons à Zoungbodji, ultime village avant la plage. A la case Zomaï (qui signifie « que la lumière ne s’y hasarde point »), les esclaves étaient parqués dans l’obscurité, sans toilettes ni autorisation de sortir. L’attente pouvait durer plusieurs semaines, le temps qu’un bateau accoste. « C’était pour les endurcir, pour les habituer aux conditions de la traversée, lâche Nadal. Ceux qui ne survivaient pas étaient jetés dans des fosses communes. »
A une cinquantaine de mètres, ces dernières sont recouvertes par de larges dalles de béton. En regardant le dénuement de ces plaques grises et glaciales, je me revois devant celles du mémorial de Kigali, au Rwanda, où les restes de 250 000 victimes du génocide sont enterrés. Existe-t-il une limite à la folie des hommes ?
Une voix grave m’arrache à ces sombres pensées. « Ouidah célèbre aujourd’hui ses jumeaux, me dit un homme sur le pas de sa porte. C’est une fête importante qui existe depuis 1951. J’ai des jumeaux dans ma famille. Entrez donc quelques minutes. » Dans la cour de sa maison, un petit temple vaudou. Trois assiettes et quelques bouteilles viennent d’être offertes à une divinité. Je demande à Rémi Tossou s’il a toujours vécu ici, dans ce lieu chargé d’histoire et de souffrances. « Cette maison appartient à ma famille depuis plusieurs générations, répond-il. Je suis triste quand je pense à ce qui s’est passé ici, mais au fil du temps on s’habitue… Sauf aux appels et aux hurlements de nos ancêtres qu’on entend parfois au milieu de la nuit. »
Près de l’Arbre du retour de Ouidah, des enfants s’amusent. / Pierre Lepidi
Planté en 1727 un peu plus loin, l’Arbre du retour a vu passer près de son tronc toutes les souffrances des damnés. « Les esclaves devaient en faire trois fois le tour afin que leur âme revienne », raconte Nadal. En ce dimanche matin d’octobre, cinq gamins dansent et s’amusent autour du tronc puissant de ce Kigelia africana séculaire. Sur un même lieu, les époques et les générations se croisent, s’enchevêtrent. Les rires succèdent aux larmes et, dans un tourbillon qui traverse les siècles, tout se mêle.
« Dieu m’a épargné »
Après Zoungbodji, il faut passer sur un pont pour enjamber la zone marécageuse qui précède la plage. Ici commence la fin. Ils ont tous foulé ce sable. Dans ces grains minuscules, les esclaves du Dahomey ont laissé leurs dernières empreintes en Afrique. « Quand nous avons atteint la plage et que nous nous sommes tenus debout sur le sable, j’ai espéré qu’il s’ouvre et m’engloutisse, relate Mahommah Gardo Baquaqua. Je ne peux pas décrire la misère dans laquelle j’étais. C’était au-delà de toute description. »
L’arrachement au continent se faisait dans la fureur. « Certains se jetaient au sol pour tenter de se suicider en mangeant du sable, explique Nadal. Souvent, les chaloupes qui emmenaient les esclaves enchaînés vers les navires se retournaient au milieu des requins. » Mahommah Gardo Baquaqua, lui, n’avait jamais vu de bateau avant de s’asseoir dans la pirogue qui l’a emmené vers le large. « J’étais à la pire des places mais Dieu m’a épargné, raconte-t-il après avoir vu la chaloupe qui le précédait se renverser et précipiter au fond de l’océan une trentaine de personnes. Comment peut-on décrire de telles horreurs ? Frères de l’humanité, ayez pitié pour ces pauvres Africains qui ont été envoyés loin de leurs amis et de leur maison. »
La Porte du non-retour, sur la plage de Ouidah, en octobre 2017. / Pierre Lepidi
« Marche doucement sur cette terre, elle est sacrée », m’avait-on recommandé à mon départ d’Abomey. En silence et d’un pas lent, nous montons avec Hubert, le guide qui m’accompagne depuis le début, les quelques marches qui mènent à la Porte du non-retour, érigée par l’Unesco et inaugurée en 1995 face à l’Atlantique. Puis, comme nous l’avions décidé au premier soir de notre périple, nous avançons symboliquement dans la mer en guise d’hommage. Au-delà de la barrière formée par les vagues, l’immensité de l’Océan semble dangereusement calme. Nous restons de longues minutes à contempler sa couleur argent qui se confond à l’horizon avec le ciel.
Sommaire de notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey
D’Abomey à Ouidah, notre reporter a emprunté la route suivie en 1860 par Cudjo Lewis, le dernier esclave de la traite négrière vers les Etats-Unis.