Adulé par ses fans et haï par le pouvoir éthiopien, Teddy Afro revient sur scène
Adulé par ses fans et haï par le pouvoir éthiopien, Teddy Afro revient sur scène
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
Le chanteur le plus populaire du pays ne s’était pas produit depuis cinq ans. Durant son concert, il a glorifié la période impériale, critiquée par la coalition au pouvoir.
Teddy Afro lors d’un concert en 2014. / teddyafromuzika.com
Helina a fait près de quatre heures de route pour voir son idole. L’étudiante en médecine de 21 ans a laissé ses révisions de côté, dimanche 21 janvier, pour se rendre au concert de Teddy Afro, le chanteur le plus populaire d’Ethiopie. A Bahar Dar, près de 600 km au nord-ouest de la capitale Addis-Abeba, peu importe si le ticket d’entrée coûte 350 birrs (10 euros), soit environ un quart du salaire d’un ouvrier éthiopien : l’événement est « historique ».
Les fans de Teddy Afro attendaient ce concert avec impatience. L’artiste de 41 ans n’était pas monté sur scène en Ethiopie depuis plus de cinq ans. Après la sortie de son nouvel album en mai 2017, qui s’est écoulé à près de 600 000 exemplaires en seulement deux semaines, il s’est vu refuser plusieurs événements de promotion. La soirée de lancement a été annulée après l’intervention de la police fédérale. Un concert prévu à l’occasion du Nouvel An éthiopien, en septembre, a également été décommandé.
Car Teddy Afro, Tewodros Kassahun de son vrai nom, dérange. Ses chansons entraînantes tournent en boucle dans les bars et les minibus, mais elles sont rarement diffusées sur les médias d’Etat. Nostalgique de l’époque des empereurs (du XIIIe siècle à 1975), il glorifie une période passée critiquée par la coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF). « Il prône la paix, l’unité » dans un pays divisé, et en proie à des tensions fortes, lance Tesfahun, fan originaire de Gondar, un fief de la contestation anti-gouvernementale.
L’Internet mobile coupé
Le concert de dimanche s’est déroulé sans heurts dans un pays pourtant sous tension et où l’état d’urgence de dix mois, levé en août 2017, n’a pas suffi à apaiser la colère du peuple. Les Ethiopiens sont à cran depuis la répression des manifestations anti-gouvernementales qui a fait près d’un millier de morts en 2015-2016, selon la Commission éthiopienne des droits de l’homme, liée au gouvernement.
Dimanche, c’est donc sous le regard de la police régionale, présente en nombre à l’intérieur et à l’extérieur du nouveau stade de Bahar Dar que la ville a vibré au rythme des chansons de « la légende Teddy ». Le chanteur a enflammé un public survolté, arborant tee-shirts à son effigie et bandeaux vert, jaune, et rouge, les couleurs de l’Ethiopie. Ils étaient environ 60 000, selon son manager. L’événement a été rendu possible grâce aux autorités de la région Amhara, qui ont « osé l’organiser », confie un ami du chanteur.
Portable à la main, les fans ont capturé chaque instant d’un événement rare, sans pouvoir poster leurs vidéos sur les réseaux sociaux, l’Internet mobile étant coupé dans les régions depuis plusieurs semaines. Certains brandissaient des drapeaux, notamment celui de l’Ethiopie mais sans l’étoile centrale – ajoutée par l’EPRDF après son accession au pouvoir il y a plus d’un quart de siècle. Cet étendard flottait aussi, en août 2016, lors d’une manifestation à Bahar Dar réprimée dans le sang par les forces de sécurité.
Une chanson polémique éclipsée
Sans transgressions, le chanteur a repris les tubes de ses cinq albums. A la fin du concert, le public réclamait « Jah Yasteseryal », la chanson-titre de son troisième album, sorti en 2005, qui avait fait de lui un artiste engagé dans une période marquée par une crise post-électorale très rude. Un titre polémique que beaucoup craignent encore de diffuser tant il est virulent dans sa dénonciation de l’inaction du gouvernement en place. Refus de l’intéressé, brièvement hué par le public, après l’intervention de son manager. A la place, Teddy Afro a chanté « Tikur Sew », à la gloire de l’empereur Ménélik II qui repoussa l’invasion italienne lors de la bataille d’Adoua en 1896. « Teddy ne voulait pas gâcher l’esprit de fête », explique l’un de ses proches. Ne pas chanter « Jah Yasteseryal » faisait aussi partie d’un contrat signé avec le gouvernement régional.
Il n’a pas non plus fait référence à la tuerie de la veille, à Woldiya, 350 km à l’est. Au moins sept personnes y ont été tuées lors d’affrontements entre les forces de sécurité et des fidèles qui célébraient Timkat (L’Epiphanie orthodoxe), l’une des plus importantes fêtes religieuses du pays. Cet événement est survenu quelques jours après la libération d’une centaine de prisonniers politiques, dont l’opposant, Merera Gudina, que des observateurs avaient perçue comme un pas en avant du régime vers plus de démocratie.
« Ce concert est une victoire en soi »
« Cela aurait été dangereux si Teddy avait parlé, les gens seraient devenus nerveux », pense un spectateur. « On ne lui en veut pas, c’est notre héros », lâche Tesfahun, qui aurait toutefois apprécié que le chanteur observe une minute de silence. « On ne peut que comprendre sa réaction face à un tel gouvernement », pense son ami, Micky. « Il aurait fini en prison dès le lendemain », ajoute le premier.
L’artiste, accusé de délit de fuite dans un accident de voiture qui avait causé la mort d’un homme, a déjà passé dix-huit mois dans les geôles éthiopiennes. Ses défenseurs ont vu son incarcération comme un acte de revanche politique.
« Ce concert est une victoire en soi », pense un proche de Teddy Afro, car les autorités lui ont longtemps coupé le son. Sa seule transgression, dimanche, aura été d’embrasser un drapeau à l’effigie du roi Tewodros II (1855-1868), un héros Amhara connu pour ses exploits militaires, et précurseur de l’Ethiopie moderne. Défenseur de la paix dans son pays, qu’il a prônée dans une version légèrement modifiée de son morceau « Tizita », Teddy Afro a choisi d’éviter tout débordement. Car, au milieu des cris de joie, on pouvait entendre çà et là, parmi les fans, avant et après le concert, quelques slogans anti-gouvernementaux : « Woyane leba » (« TPLF [la base politique de l’EPRDF] voleurs ! ») « Nous ne voulons pas de vous, démissionnez ! Que vous restiez ou non, vous serez obligés de partir comme Mugabe ! »