En Turquie, le projet pharaonique du « canal Istanbul »
En Turquie, le projet pharaonique du « canal Istanbul »
Par Eddie Rabeyrin
Le président Erdogan s’apprête à lancer le chantier d’une nouvelle voie maritime artificielle, longue de 45 km et destinée à désengorger le détroit du Bosphore, l’un des axes les plus fréquentés au monde.
Projet de "Canal Istanbul".
Le « second Bosphore », vieux songe ottoman, est sur le point de devenir réalité. Lors d’une conférence à Belgrade le 10 octobre 2017, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait confirmé la mise en œuvre d’une vieille promesse de campagne de 2011 : la construction d’un canal en parallèle du détroit stambouliote.
L’annonce a été suivie le 15 janvier d’une conférence de presse télévisée du ministre des transports, Ahmet Arslan, dévoilant le tracé officiel dudit « canal Istanbul ». Long de 45 km, il devrait partir du lac de Küçükçekmece, du côté de la rive européenne, pour relier la mer de Marmara à la mer Noire. Selon des documents présentés par le ministère de l’environnement, le canal sera profond de 25 mètres, pour une largeur variant entre 250 et 1 000 mètres.
Sa construction a pour objectif premier de désengorger le détroit du Bosphore qui, avec près de 42 000 passages de navires en 2016, est l’un des axes les plus fréquentés au monde. Outre les longues heures d’attentes pour les bateaux que génère le trafic, la navigation n’y est pas des plus aisées. Le caractère sinueux du détroit, traversé de forts courants et rafales de vent, fait craindre des accidents majeurs au sein de cette zone urbanisée. Plusieurs catastrophes ont d’ailleurs été évitées de justesse : en 1994, lors de la collision de pétroliers au cœur d’Istanbul, ou en 1999, lorsqu’un vieux pétrolier russe s’est fendu en deux en mer de Marmara.
Vue aérienne du détroit du Bosphore, le 17 janvier. / ADEM ALTAN / AFP
Urbanisation de la rive européenne d’Istanbul
Pendant longtemps, la question du contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles a représenté un sujet de contentieux international. Un modus vivendi avait finalement été trouvé en 1936 avec la signature de la convention de Montreux qui, en temps de paix, garantit la liberté de navigation aux navires commerciaux, quels que soient le pavillon et le type de cargaison.
Si cette règle est valable pour les détroits, elle ne s’appliquera pas au canal : « Actuellement, les navires qui transitent par le Bosphore n’ont à payer que s’ils décident de recourir aux services d’un pilote turc, ce qui n’est pas obligatoire. Les Turcs pourront en revanche faire payer un droit de passage sur le canal. Cette voie permettra aux navires qui en ont les moyens de passer plus vite », explique Jean Marcou, spécialiste de la Turquie et enseignant à Sciences Po Grenoble.
Reste la question des navires militaires, pour lesquels la convention de Montreux fixe des conditions supplémentaires, comme une limite du tonnage. Mais il est peu probable que la création du canal change la donne en la matière : « Les navires [qui circulent entre la mer Egée et la mer Noire] passeront toujours par le détroit des Dardanelles, donc la convention de Montreux s’appliquera par ricochet, rappelle Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe. Les Russes, qui co-dominent la mer Noire avec les Turcs, ne s’opposeront pas au projet tant que l’échiquier géopolitique ne sera pas bouleversé. Or, par le passé, les Turcs ont montré qu’ils veillaient au grain et étaient peu enclins à laisser les Américains renforcer leur présence dans la région. »
Au-delà de la création d’une nouvelle voie maritime, le canal participe d’un projet d’urbanisation de la rive européenne d’Istanbul. La construction de centres logistiques et de résidences le long du tracé est prévue. « Des pays comme le Qatar se sont d’ores et déjà dits intéressés pour investir à cet endroit. La Turquie s’attend à une forte rentabilité, dans un contexte général de grands travaux qui n’ont cessé ces dernières années, avec la construction par exemple d’une ligne de tramway sous le Bosphore, d’un troisième pont sur le Bosphore ou encore l’achèvement prochain du troisième aéroport d’Istanbul », détaille M. Marcou.
Plus d’une dizaine de milliards d’euros
Le tout revêt une forte charge symbolique. L’achèvement du projet, dont les travaux doivent débuter cette année, a été annoncé pour 2023, pour le centenaire de la République fondée par Mustafa Kemal Atatürk. « Canal Istanbul » a d’ores et déjà été présenté comme la réalisation la plus coûteuse de l’histoire du pays, à hauteur de plus d’une dizaine de milliards d’euros. Qui plus est, M. Erdogan ne s’interdit pas quelques envolées lyriques quand il parle du canal, évoquant un « projet fou », son « rêve », et allant jusqu’à établir des comparaisons avec les anciens sultans ottomans.
Un enthousiame que ne partagent pas les défenseurs de l’environnement, qui craignent les conséquences potentiellement désastreuses d’une telle réalisation pour l’écosystème local. Aux dires du ministère de l’environnement, une nouvelle étude d’impact environnemental serait en cours.