En Tunisie, Béji Caïd Essebsi et la tentation du présidentialisme
En Tunisie, Béji Caïd Essebsi et la tentation du présidentialisme
Par Mohamed Haddad, Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Tunisie, où vas-tu ? (2/6). Formé à l’école du « père de la nation » Habib Bourguiba, l’actuel président, âgé de 91 ans, se pose en champion du « prestige » de l’Etat. Au risque d’affaiblir l’inspiration parlementaire de la Constitution post-révolution.
Elle trône, superbe, conquérante, en surplomb des terrasses de cafés de l’avenue qui porte son nom. La statue équestre de Habib Bourguiba a regagné en mai 2016 le cœur de Tunis et le « père de la nation », tout de bronze coulé, pointe à nouveau son bras vers la Médina toute proche. La symbolique de ce retour au bercail du héros de l’indépendance n’a pas fini de faire sentir ses effets sur la scène politique tunisienne.
Quand Béji Caïd Essebsi, l’actuel chef de l’Etat, a pris cette initiative, la plupart des observateurs n’y ont vu qu’une juste réparation. Il ne s’agissait rien tant que de laver l’affront qu’avait infligé au « commandant suprême » son héritier infidèle, Zine El-Abidine Ben Ali, qui avait exilé en 1988 – un an après son « coup d’Etat médical » contre un Bourguiba vieillissant – l’auguste icône au port de la Goulette, au nord de Tunis. Depuis la révolution de 2011, qui avait mis à bas le dictateur Ben Ali, il n’était que temps de réhabiliter le fondateur de la Tunisie moderne dans tout son panache.
L’affaire pourtant ne se résumait pas à de la simple muséographie urbaine. Au-delà de la statue elle-même, elle signalait le retour d’une certaine conception du pouvoir qui constitue le logiciel historique de Béji Caïd Essebsi, élu à la présidence de la République à la fin 2014 avec pour mandat de restaurer le « prestige » d’un Etat affaibli par les turbulences post-révolutionnaires.
Associé aux sphères du pouvoir d’avant 2011
Agé de 91 ans, M. Essebsi, avocat de formation, fut dans sa jeunesse un militant du Néo-Destour, l’avant-garde du mouvement national tunisien, avant de débuter une carrière dans l’appareil sécuritaire du nouvel Etat tunisien formé au lendemain de l’indépendance en 1956. Habib Bourguiba, auquel il consacra plus tard une biographie (Habib Bourguiba : le bon grain et l’ivraie, Sud Editions, 2009), est son héros, sa référence. Il mûrit à son école, gravissant tous les échelons d’une brillante carrière : directeur de la sûreté nationale, ministre de l’intérieur, ministre de la défense, ministre des affaires étrangères. Et cette école-là n’est pas celle de la démocratie. Elle est celle du culte du pouvoir personnel, elle est celle de la cour et de ses intrigues. Au lendemain de l’éviction en 1987 de Bourguiba par Ben Ali, qui incarne alors la jeunesse et l’ouverture avant de se dévoyer dans l’autocratie mafieuse, M. Essebsi prend du champ, dépité par les offenses répétées à l’héritage bourguibiste. Loin de rejoindre l’opposition démocratique, il reste toutefois associé aux sphères du pouvoir d’avant 2011.
A Tunis, le 1er juin 2016, le président tunisien Béji Caïd Essebsi devant la statue réinstallée du « père de la nation », Habib Bourguiba, que Ben Ali avait fait déboulonner en 1988 après sa prise de pouvoir par coup d’Etat. / FETHI BELAID/AFP
Tel est l’homme qui aujourd’hui préside aux destinées de la Tunisie. Il fait partie de cette frange de l’élite traditionnelle qui, pas trop compromise avec le proche entourage de Ben Ali, a habilement surfé sur la révolution de 2011 pour en canaliser le cours, lui éviter les chambardements radicaux. Les démocrates tunisiens inquiets de la poussée islamiste l’ont soutenu quand il a fondé en 2012 le parti Nidaa Tounès, point de ralliement des laïcs et modernistes soucieux de défendre le progressisme sociétal – en particulier les droits des femmes – hérité de l’ère bourguibienne.
Mais voilà que ces mêmes démocrates s’alarment aujourd’hui, comme en témoigne cet « Appel du 17 décembre 2017 » diffusé à l’occasion du septième anniversaire du déclenchement de la révolution à Sidi-Bouzid et dans lequel un millier de signataires dénonçaient l’« offensive antidémocratique et réactionnaire » du pouvoir actuel. Certes, cet Appel visait avant tout le condominium dirigeant formé par l’alliance entre Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahda (« islamiste »), réconciliés après s’être âprement combattus, mais Béji Caïd Essebsi était clairement ciblé dans le texte. Il lui est reproché sa tentation d’un « retour au présidentialisme ».
Il y a là comme une anomalie, une bizarrerie. Depuis l’adoption en janvier 2014 de la nouvelle Constitution de la Tunisie post-révolutionnaire – votée dans une vive émotion à la quasi-unanimité de l’Assemblée constituante d’alors –, il était largement admis que la Tunisie venait de clore ses querelles institutionnelles, centrées notamment sur la place de l’islam dans l’Etat, pour s’attaquer enfin aux immenses défis économiques et sociaux en souffrance : la fracture socio-territoriale entre le littoral et l’arrière-pays, le chômage des jeunes, etc.
Etait-ce un malentendu ? Au vu des actes et des propos du président Essebsi, il apparaît en effet que la question institutionnelle n’est pas soldée. Le chef de l’Etat continue de la poser. Il ne s’agit pas à ses yeux de remettre en cause le compromis historique sur les relations entre Etat et religion – affaire réglée autour de la préservation de l’« Etat civil » – mais d’interroger l’équilibre entre inspirations parlementaire et présidentielles du texte fondamental. Et c’est là que sa filiation avec le bourguibisme prend tout son sens.
Frustration à l’égard de la Constitution
De toute évidence, la Constitution de 2014 ne plaît pas au chef de l’Etat. Il trahit d’ailleurs à intervalles réguliers sa frustration. Dans un entretien accordé le 6 septembre 2017 au quotidien francophone La Presse, il s’en était pris avec virulence à un certain nombre de contre-pouvoirs – les « instances indépendantes » prévues par la Constitution pour s’occuper des élections, de la justice transitionnelle, de la lutte anticorruption etc. – qui abusent à ses yeux de leurs prérogatives au point de « menacer l’existence de l’Etat ». Sans la nommer expressément, le chef de l’Etat visait surtout l’Instance vérité et dignité, chargée de la justice transitionnelle dont il n’a jamais apprécié le travail de divulgation des abus et des crimes des régimes autoritaires passés.
Au-delà, il était allé jusqu’à exhorter à « revoir la nature du système politique » et à « rectifier les insuffisances du système constitutionnel » sources de « paralysie », ce que les commentateurs avaient interprété comme un appel à une révision constitutionnelle. Devant l’émotion soulevée par ses propos, le chef de l’Etat avait ensuite rectifié le tir. « On ne change pas de Constitution tous les quatre matins », avait-il déclaré au Monde le 18 décembre 2017. Mais il exprimait clairement sa préférence : « Je suis pour un système présidentiel bien contrôlé pour éviter la dérive présidentialiste que nous avons connue sous Bourguiba et Ben Ali. »
Le problème est que la Constitution de 2014 n’a pas instauré un « système présidentiel », mais un régime mixte dont la dimension parlementaire est très marquée. Selon la lettre, le chef de gouvernement est doté de très larges pouvoirs, supérieurs même à ceux du chef de l’Etat. Or, dans la pratique quotidienne, la hiérarchie est inversée : le président de la République, qui tire sa légitimité de son élection au suffrage universel, exerce un ascendant indubitable sur le premier ministre. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution, les titulaires de cette fonction n’ont jamais été des poids lourds politiques, handicap qui a facilité les empiétements présidentiels. Autant Habib Essid (janvier 2015-août 2016) que son successeur, Youssef Chahed, sont des technocrates, non élus, peu enclins à défendre l’intégralité de leurs prérogatives constitutionnelles.
Et s’ils ont essayé – et parfois réussi – de préserver leur autonomie face aux exigences de Nidaa Tounès, le parti arrivé en tête des législatives de 2014, ils ont dû s’incliner à chaque fois qu’un conflit les a opposés au palais de Carthage, le siège de la présidence de la République situé au nord de Tunis. Du reste, c’est le chef de l’Etat lui-même qui choisit les premiers ministres avant de les pousser à la sortie, comme cela avait été le cas avec Habib Essid, coupable de lui avoir trop résisté. Quant à Youssef Chahed, le palais de Carthage ne manque pas de lui rappeler, dès qu’une tension se manifeste, à qui il doit son poste. « C’est le président qui a créé M. Chahed », glisse un proche de M. Essebsi. Dès lors, comment un tel chef de gouvernement pourrait-il avoir l’outrecuidance de s’émanciper ?
« Tout chamboulé »
« Ce qui se passe est ahurissant, s’inquiète Hatem M’rad, professeur de sciences politiques. M. Essebsi a tout chamboulé pour tout ramener à lui. Il y a une Constitution formelle et il y a une autre Constitution politique sur le terrain. » L’un des exemples de ce déplacement du centre de gravité politique de la Kasbah (le siège du gouvernement au centre de Tunis) à Carthage est la formation en 2017 sous l’autorité du chef de l’Etat d’un Conseil national de sécurité s’occupant non seulement de questions régaliennes – prérogatives incontestables du président de la République – mais aussi plus étrangement de la santé, de l’éducation, de l’environnement… Faut-il y voir un « gouvernement bis » ?
A Carthage, on justifie cette présidentialisation de la géographie du pouvoir par l’urgence de régler des problèmes brûlants : lutte contre le terrorisme, relance de l’économie, etc. « Au tout début, en 2015, on a laissé faire le gouvernement, confie un proche du chef de l’Etat. Mais cela n’a pas marché. Face aux problèmes qui s’accumulaient, les gens disaient : “Mais où est donc le président ?” Nous avons dû intervenir par défaut. Il fallait remplir un vide. » Présidentialisation contrainte ? Ou plutôt culture du pouvoir héritée du passé de M. Essebsi ?
Cette théorie de la présidentialisation « par défaut », imposée par la prétendue incurie des autres institutions, serait toutefois plus convaincante si Carthage avait vraiment laissé s’épanouir les autres pôles de pouvoir. Quand l’entourage du président s’indigne de la « faillite » du « régime des partis », qui risquerait de précipiter « la chute de la démocratie », il oublie de préciser que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’a jamais été en état de travailler correctement. « Il y a une volonté politique évidente d’empêcher que l’Assemblée exerce véritablement son rôle de contrôle de l’exécutif et d’initiateur de la loi », s’alarme un analyste. L’ARP n’est ainsi toujours pas dotée de son autonomie administrative et financière, pourtant prévue par la Constitution. Ce déficit de volonté politique d’organiser la séparation des pouvoirs se confirme par ailleurs dans les blocages entravant la mise en place de la Cour constitutionnelle.
Face à un bloc exécutif qui a du mal à se départir d’une conception traditionnelle du pouvoir, les députés commencent à se rebiffer. Ils cherchent ainsi à créer des commissions d’enquête autant qu’il est possible, comme l’illustre le récent projet d’un élu d’examiner les dégâts de l’industrie extractive. Et ils interpellent de plus en plus le gouvernement. En l’espace d’un an, ils lui ont adressé deux fois plus de questions orales et écrites. Jusqu’où ira cette résistance parlementaire ? Parviendra-t-elle à donner raison aux optimistes qui n’ont vu dans le retour de Bourguiba sur son cheval au cœur de Tunis qu’un simple symbole de fierté nationale, et rien de plus ?
Sommaire de notre série Tunisie, où vas-tu ?
Sept ans après la révolution de 2011 en Tunisie, Le Monde Afrique dresse un bilan de la transition démocratique.