Le jeu « League of Legends » est l’un des plus populaires de l’e-sport. / LIONEL BONAVENTURE / AFP

Comment imaginer le futur, quand l’année 2017 à elle seule a déjà dépassé et remis en question tout ce que les professionnels des compétitions de jeu vidéo croyaient savoir ? C’est l’exercice périlleux auquel se sont livrés des experts du secteur, vendredi 24 janvier à l’hôtel de ville de Paris, lors du second Dojo e-sport, une journée de conférences sur ce monde en pleine ébullition.

En 1997 naissait la Cyber Professionnal League, ou CPL, ancêtre de toutes les ligues de jeu vidéo actuelles. Trente ans plus tard, à quoi pourrait bien ressembler le secteur, s’étaient demandé les organisateurs ? « Si nous savons une chose, c’est que l’e-sport bouge, bouge incroyablement vite », a relevé avec prudence Jonas Ferry, présentateur et animateur, lui-même ancien joueur. « C’est dur de prévoir ce que ce sera l’e-sport dans dix ans, alors qu’en ce moment, en un jour on fait plus de progrès qu’en cent ans », convient Benoît Pagotto, directeur marketing de l’équipe européenne Fnatic.

De fait, entre hausse spectaculaire des dotations, arrivée de nouveaux sponsors venus de la société civile, irruption en nombre des clubs sportifs, nouveaux jeux phénomènes, comme PUBG et Fortnite, multiples fédérations nationales qui se forment, et vifs débats sur les Jeux olympiques, les douze derniers mois ont été particulièrement intenses pour l’e-sport. « 2017 était une année faste, peut-être la plus prolifique jamais vue », résume Olivier Morin, présentateur du Canal eSports Club, sur Canal Plus, et organisateur des journées.

La technologie au service de l’e-sport

Une chose est sûre : personne n’envisage ne serait-ce que l’hypothèse que l’e-sport puisse décroître. Le sentiment est au contraire celui d’une importance grandissante. « Google, Facebook, des grosses compagnies qu’on n’a jamais vu s’intéresser à nous, commencent à le faire », constate avec un brin de circonspection Benoît Pagotto. Facebook vient d’annoncer que le réseau social se lançait dans la diffusion d’événements.

Les pistes de développement pour l’avenir ne manquent pas, et de grandes lignes peuvent déjà être dessinées. Les spectateurs de 2027 seront « broadcast native », ils auront grandi avec Twitch et la diffusion de parties en direct, auront accès à d’innombrables outils pour développer eux-mêmes rapidement des jeux en 3D massivement multijoueurs, et le « computer learning » aura révolutionné l’approche du jeu vidéo, prédisent les membres du panel. Les progrès de la technologie permettront aussi aux manageurs d’équipe de suivre en temps réel les cinq écrans de leur équipe — un besoin suffisamment pressant pour que des entreprises s’y attellent rapidement, explique Shaunz, par ailleurs ambassadeur Orange et Shadow, un concept d’ordinateur dématérialisé.

L’e-sport du futur pourrait ne pas avoir grand-chose à voir avec les interfaces que l’on connaît — et notamment le combo clavier-souris, si prisé des professionnels actuels. « Les périphériques de biométrie et l’Internet des objets vont considérablement changer la manière de jouer », anticipe Matthieu Dallon, vétéran du secteur et conseiller au board de Webedia, société propriétaire de l’équipe Millenium. A moins que la surprise ne vienne de l’explosion des compétitions sur du jeu mobile, actuel parent pauvre des tournois, en dépit de la popularité de Clash Royale. « Avant, on pratiquait la compétition dans les LAN, maintenant on peut jouer de manière compétitive de chez soi. D’ici dix ans, je pense que l’on jouera surtout sur mobile, ce qui amènera les éditeurs à beaucoup de créativité pour adapter les jeux », continue Matthieu Dallon, pour qui Ubisoft et Riot ont les moyens d’investir sur le long terme.

Mobile, non violent et compréhensible

Quelle discipline phare pour 2027 ? Après une année 2017 qui a vu l’explosion surprise des jeux de « battle royale » (à 1 contre 100) sur la scène compétitive, personne ne s’aventure à miser sur un genre. En revanche, son positionnement devra être grand public.

« A part Rocket League [un jeu de football avec des voitures, très coloré], il n’y a pas de jeu dont on puisse dire : c’est de l’e-sport, et c’est simple. Il faut qu’il y ait plus de jeux qui parlent au grand public. C’est la prochaine étape », estime Shaunz, ancien joueur professionnel reconverti en enseignant en management e-sportif. Ainsi, si League of Legends a atteint des niveaux d’audience prodigieux, notamment en Asie, son fonctionnement demeure trop compliqué pour les néophytes, convient Matthieu Dallon :

« Il y aura plus de jeux, c’est sûr, et “League of Legends” sera encore là, mais on n’a toujours pas l’équivalent du football, le jeu qui parle à tous. Ce que fait Blizzard avec “Overwatch” me semble la bonne voie, un jeu aseptisé de violence, qui parle à tous. C’est pour moi le futur. »

Un avenir qui aura besoin de visages connus

Plus encore que de technologie, c’est surtout à plus d’humain qu’appellent les professionnels du secteur. En cause, la dimension un peu impersonnelle de l’e-sport, comparée à la ferveur qui entoure les sports traditionnels. « On voit de plus en plus de gens qui vont dans le storytelling, cela crée des connexions, maintenant que l’e-sport est accepté, il faut le développer, on a le jardin, il faut le fleurir », suggère Shaunz en des termes imagés. Dans sa ligne de mire, nombre de structures internationales dont le siège est à Londres, l’équipe aux Etats-Unis, les joueurs Sud-Coréens, compliquant l’attachement aux clubs. « C’est dur de se sentir lié. Il faut une ligue française, avec des clubs à Paris, à Lyon, à Montpellier, etc. », sur le modèle du football, suggère-t-il.

Surtout, c’est en matière de récit que l’e-sport aimerait se développer. Le monde des compétitions de jeu vidéo a besoin d’histoires et de visages, comme le football a les siens avec Messi et Ronaldo. « On peut voir de plus en plus de personnalités qui émergent, ils ont une grosse influence sur leur audience, ils ont de plus en plus conscience de ça, veulent bien faire, d’autres sont fous et font n’importe quoi et ça marche. Les Etats-Unis sont comme toujours le modèle en matière de storytelling. » Et Shaunz de rêver à un système de « draft », comme en NBA, pour les joueurs repérés à l’université, et directement recrutés par de grandes franchises lors d’un marché de fin d’année. Un modèle américain à suivre, recommande-t-il.

A moins que ce ne soient les géants asiatiques qui n’imposent une autre culture. « D’ici dix ans, la Chine sera leader, assure de son côté Matthieu Dallon. Elle l’est déjà d’un point de vue capitalistique, en termes d’investissements, et d’audiences : déjà 90 % des audiences sur League of Legends, et le centre de l’économie, ce sera désormais l’Asie. » Comme toutes les conférences de prospective, celle-ci s’avérera peut-être à côté des futures réalités. Mais il faudra attendre 2027 pour le vérifier. Une éternité, à l’échelle de l’e-sport.