Béatification des moines de Tibéhirine : « Une démarche à la fois difficile et passionnante »
Béatification des moines de Tibéhirine : « Une démarche à la fois difficile et passionnante »
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
Le Vatican a déclaré « martyrs » dix-neuf religieux tués en Algérie durant la décennie noire du terrorisme. L’évêque d’Oran revient sur les raisons de ce choix.
Photo non datée de six des sept moines trappistes kidnappés dans la nuit du 26 mars 1996 dans leur monastère à Tibéhirine, à 100 kilomètres au sud d’Alger. / AFP
Les dix-neuf religieux et religieuses tués en Algérie entre 1994 et 1996, période de la « décennie noire » entre les groupes islamistes et l’armée, ont été déclarés « martyrs » par le Vatican, samedi 27 janvier, ouvrant ainsi la voie à leur béatification. Parmi eux, les sept moines trappistes du monastère de Tibéhirine, exécutés en mai 1996 dans des circonstances qui n’ont pas encore été élucidées et restent un point de tension entre autorités algériennes et françaises. Evêque d’Oran depuis cinq ans, Jean-Paul Vesco explique ce processus de béatification et les questions qu’il soulève.
Comment la décision, annoncée ce 27 janvier, a-t-elle été prise ?
Jean-Paul Vesco : En réalité, le pape François répond à une demande. En l’an 2000, une cérémonie avait été organisée par Jean-Paul II au Colisée, à Rome, en mémoire de tous les martyrs chrétiens du XXe siècle. Les familles de ces dix-neuf religieux étaient présentes. C’est à ce moment-là que l’idée est apparue : formuler officiellement une demande pour que leur engagement, leur vie, soient reconnus comme un modèle selon l’Evangile pour les chrétiens du monde entier. Il y a eu débat et il y a toujours débat au sein de l’Eglise au sujet de cette démarche. Deux craintes ont toujours été présentes. D’une part, celle de se mettre en avant alors que, justement, la présence de l’Eglise catholique en Algérie se veut discrète. D’autre part, nous avons bien conscience que nous parlons de dix-neuf personnes sur 200 000 tuées lors de la guerre civile des années 1990.
En même temps, à travers ces religieux et religieuses, c’est le témoignage de tout une Eglise qui s’affirme : une Eglise qui, depuis l’indépendance de l’Algérie, essaie d’être partie prenante d’une société musulmane et qui, pendant la décennie noire, a décidé de rester aux côtés des Algériens. Mettre en lumière cette relation, cette solidarité entre chrétiens et musulmans, a du sens. Il y a eu un consensus suffisamment important entre les différentes familles religieuses, les familles de victimes et l’Eglise pour que l’archevêque d’Alger puisse engager la procédure. La surprise est venue du fait que l’instruction du dossier est allée très vite. Cela relève certainement de la volonté du pape François.
Qui sont ces dix-neuf personnes « martyrs » ?
Tous ont été tués pendant la décennie noire, même si ce fut dans des circonstances différentes. Les premiers l’ont été le 8 mai 1994 : le frère Henri Vergès et la sœur Paul-Hélène Saint-Raymond sont morts dans la petite bibliothèque qu’ils animaient dans la casbah d’Alger. A l’automne 1994, deux religieuses furent assassinées à Bab El-Oued, un quartier populaire d’Alger, en allant à la messe. Puis, à la Noël, quatre pères blancs furent tués chez eux à Tizi Ouzou. En septembre et novembre 1995, trois sœurs furent tuées à Alger. S’y ajoutent les sept moines de Tibéhirine, exécutés en mai 1996, et enfin Mgr Pierre Claverie, évêque d’Oran, assassiné le 1er août 1996.
Le fait de ne distinguer que ces personnes ne risque-t-il pas d’être pris comme une volonté de « classification » entre les victimes de cette terrible période ?
Ce sont justement ces contresens que nous voulons éviter : le cliché d’une Eglise qui se gausse de ses dix-neuf martyrs tués par des musulmans quand on parle d’une guerre civile particulièrement meurtrière. Ces béatifications sont justement l’occasion d’en parler. En France, on ne connaît souvent cette décennie noire qu’à travers l’histoire des moines de Tibéhirine. Or ce fut un épiphénomène dans cette période. Ceux qui ont lutté contre la violence, ce sont des musulmans. Ce sera certainement compliqué, mais, à la fin, c’est cet éclairage-là que nous réussirons à faire passer. Pour cela, nous allons parler, expliquer.
La question des circonstances de la mort des moines de Tibéhirine, jamais élucidées, reste un dossier extrêmement sensible entre Alger et Paris, la justice française tentant (en vain) depuis des années d’identifier les responsables de ces assassinats. Ne craignez-vous pas que cela puisse attiser les tensions ?
Je suis très clair et je l’ai écrit : je fais partie des gens – qui sont nombreux au sein de l’Eglise – opposés à ce procès même si je comprends les raisons qui motivent cette recherche de la vérité. Je pense que les moines avaient assumé les risques que leur faisait prendre le fait de rester sur un théâtre d’opérations. Aujourd’hui on ne sait pas qui les a tués. Pour moi, peu importe. La seule question qui vaut est : pour quoi et pour qui ont-ils accepté le risque que leur vie soit prise ? Les « martyrs », ce sont des personnes qui sont restées fidèles à leur engagement jusqu’au don du sang. Ce n’est pas leur mort qui est honorée, mais leur engagement de vie.
Quelle est la prochaine étape dans ce processus de béatification ?
Ils ont donc été déclarés « martyrs » . Maintenant, il faut une cérémonie de béatification pour qu’ils soient déclarés « bienheureux », première étape du long processus de canonisation. Nous souhaitons que cette cérémonie ait lieu en Algérie, à Oran, si les autorités nous y autorisent bien sûr. Pierre Claverie a été tué dans l’entrée de l’évêché avec Mohamed Bouchikhi, un jeune musulman. Les deux hommes étaient devenus amis malgré leur différence d’âge et de religion. Un testament spirituel retrouvé dans les effets du jeune Mohamed montre qu’il se savait menacé. Lui aussi a risqué sa vie en fidélité à son amitié avec l’évêque d’Oran, comme les moines ont risqué la leur en fidélité à l’amitié tissée avec leurs voisins. L’assassinat des moines de Tibéhirine a marqué les esprits en grande partie en raison du testament du prieur, Christian de Chergé. Mais qui sait qu’en regard du testament de ce moine, il existe aussi celui de ce jeune musulman ? Cette réciprocité est belle et riche de sens.
Ce sont des béatifications qui posent de très gros défis. Elles cumulent tous les risques de contre-sens : la relation France-Algérie, celle entre chrétiens et musulmans, qui plus est, il y a seulement vingt ans. En règle générale, les canonisations concernent des personnalités du passé. Là, on est dans le présent : les membres de l’Eglise qui ont vécu ces années sont toujours là, la décennie noire est dans l’esprit de tous les Algériens. La violence qui se déroulait en Algérie à cette époque est aujourd’hui un phénomène mondialisé. C’est ce qui rend cette démarche à la fois difficile et passionnante.
Qu’est-ce, aujourd’hui, que l’Eglise catholique en Algérie ?
Une toute petite réalité mais qui a du sens. C’est une église qui essaie d’être citoyenne. Il ne s’agit pas de revendiquer des droits liés à la citoyenneté mais le droit de participer à la construction d’une société. Montrer que les peurs qui naissent des différences entre islam et christianisme, entre le monde occidental et le monde musulman, peuvent être vaincues.