En Tunisie, la démocratie locale en chantier
En Tunisie, la démocratie locale en chantier
Par Mohamed Haddad, Frédéric Bobin (Menzel Jmil, Envoyé spécial)
Tunisie, où vas-tu ? (5/6). Les premières élections municipales depuis la révolution de 2011 sont censées se tenir au printemps. Elles doivent permettre de concrétiser la transition démocratique.
Hafaoua Maaloul balaie du regard la rue qui mène à la mosquée, minaret dressé vers un ciel bleu d’hiver. « Regardez dans quel état est la voirie », déplore-t-elle. Fonctionnaire du ministère des affaires religieuses, Mme Maaloul est surtout une « citoyenne » engagée dans la vie locale, une battante de l’amélioration du cadre de vie de sa commune de Menzel Jmil, située aux confins de Bizerte (nord).
La voilà qui pointe d’un index désolé les brèches dans l’asphalte, les traînées de cailloux nappant la chaussée et les bords défoncés, véritable champ miné pour les véhicules. Et quand il pleut, c’est tout ce pâté de maisons autour de la rue d’Italie qui se transforme en déversoir d’eau boueuse. « J’ai obtenu que la commune s’en occupe », se réjouit Mme Maaloul. Lors des travaux du « budget participatif », séance du conseil municipal à laquelle la population est conviée à émettre des suggestions, elle a réussi à convaincre les responsables locaux d’inclure le quartier de la rue d’Italie dans leur programme de réhabilitation urbaine.
Paysage politique nécessairement bouleversé
Le chantier de la démocratie locale en est à ses balbutiements en Tunisie. Les élections municipales prévues le 6 mai, les premières depuis la révolution de 2011, devraient permettre de donner une dimension communale à une transition démocratique parfois un peu abstraite pour le pays profond. Après deux élections parlementaires (en 2011 et 2014) et un scrutin présidentiel (en 2014), l’électorat tunisien va enfin se prononcer sur des enjeux de proximité, ceux qui touchent à son environnement quotidien. « Cela permettra d’enraciner la démocratie », se félicite Nouredine Taïeb, un collègue de Hafoua Maaloul. La consultation portera sur 350 municipalités. Du scrutin de liste émergeront 7 212 élus. Le paysage politique en Tunisie en sera nécessairement bouleversé.
Depuis la révolution, la vie locale était saisie de torpeur, telle une friche politique. Des « délégations spéciales » composées de citoyens non-élus et dirigées par un sous-préfet – le « délégué » – ont remplacé les conseils municipaux élus sous l’ex-dictature de Ben Ali mais dissous après la révolution. Dépourvues de légitimité populaire et installées à titre provisoire, ces « délégations spéciales » sont bien incapables d’imprimer une dynamique au développement local. « Elles s’occupent surtout du quotidien : le nettoyage, l’éclairage public, la voirie », résume Mourad Ben Amira, un ingénieur en télécommunication qui s’apprête à constituer une liste pour le scrutin du 6 mai. Et quand elles engagent des investissements, elles le font sur une séquence annuelle alors que les plans sont d’ordinaire quinquennaux.
Urgence d’encourager des projets économiques
En théorie, le scrutin du 6 mai devrait permettre de s’arracher à ce long sommeil municipal. A l’heure où la question sociale, et en particulier le chômage des jeunes, est explosive en Tunisie, les attentes de la population se cristallisent autour de l’urgence d’encourager des projets économiques. « Cette démocratie locale devrait motiver les gens à monter leurs projets », espère Mohamed Rebai, un militant associatif. Elle devrait surtout étoffer les ressources de municipalités ajourd’hui très bridées dans leurs capacités de financements. « Une fois les conseils dotés d’une légitimité démocratique, ils pourront plus facilement percevoir des taxes locales », insiste Mohamed Ben Jeddou, le « délégué » de Menzel Jmil.
Bien des hypothèques demeurent néanmoins. Le code des collectivités locales, qui fixe la répartition des pouvoirs entre l’Etat, les communes et les régions (celles-ci seront mises en place à une date ultérieure), n’a pas encore été adopté par l’Assemblée des représentants du peuple. Or il constitue un préalable impératif. La transparence du processus électoral est une autre source d’interrogation.
L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), qui avait supervisé avec succès le double scrutin législatif et présidentiel de 2014, sort à peine d’une crise qui l’a profondément déstabilisée. En mai 2017, son président Chafik Sarsar, un professeur de droit très respecté pour son intégrité, a démissionné, invoquant des conflits internes « touchant aux valeurs et aux principes sur lesquels se fonde la démocratie ».
Deux autres dirigeants de l’instance l’avaient alors suivi dans sa décision. Selon une source proche des démissionnaires, des forces partisanes – non précisées – ont mené « une tentative de déstabilisation pour mettre la main sur l’ISIE ». Six mois après le choc de sa démission, M. Sarsar a confié au Monde que « des forces cherchent à remettre en cause les acquis de la révolution ». A ces tentatives d’OPA politique sur l’instance s’ajoutent de nombreux dysfonctionnements de type administratif. Des agents de l’ISIE étaient en grève mardi 30 janvier pour défendre leurs droits statutaires qu’ils estiment malmenés par la direction. Dans de telles conditions, l’instance pourra-t-elle vraiment superviser la transparence du scrutin du 6 mai ? Pourra-t-elle se porter garante de la sincérité du vote ?
« Il n’y a pas d’avenir ici »
Ce climat de manœuvres plus ou moins obscures pèse déjà sur l’état d’esprit de l’électorat. Quatre ans après le double scrutin présidentiel et législatif de 2014, le marasme social et économique persistant, à rebours des belles promesses de campagne, nourrit au sein d’une frange de la population un profond cynisme à l’égard de l’exercice démocratique. « Moi, je n’irai pas voter, ils sont tous des menteurs », clame Driss Ben Saber, le gérant d’un café de Menzel Jmil.
Cheveux gris frisottés, lunettes calées sur le front, le quinquagénaire peste contre le bilan de sept ans de révolution. « Le peuple est fatigué, gronde-t-il. Mes deux filles diplômées sont au chômage. Les prix flambent. Il n’y a pas d’avenir ici. Regardez, la moitié de la population de Menzel Jmil a déjà migré à l’étranger. » Mais la démocratie ? Il se gausse : « Ce n’est pas avec un kilo de démocratie que je pourrai faire mes courses. » Il faut prendre très au sérieux les propos définitifs de Driss Ben Saber. Le chantier de la démocratie locale s’annonçait déjà ardu. Une éventuelle abstention massive au scrutin du 6 mai le compliquerait davantage.
Sommaire de notre série Tunisie, où vas-tu ?
Sept ans après la révolution de 2011 en Tunisie, Le Monde Afrique dresse un bilan de la transition démocratique en six épisodes.