Au Cameroun, la source de « Petrol Village » tarie par la crise anglophone
Au Cameroun, la source de « Petrol Village » tarie par la crise anglophone
Par Josiane Kouagheu (Ekok, envoyée spéciale)
A Ekok, l’activité des nombreux vendeurs d’essence venue du Nigeria voisin est menacée par les combats entre forces de l’ordre et séparatistes.
C’est un tout petit village aux hangars construits en planches. A l’intérieur, des centaines de bidons jaunes et oranges sont disposés à même le sol. Quelques hommes les remplissent d’essence. « Bienvenue à Petrol Village. Ici, on ne vend que de l’essence. Vous en voulez ? », accueille Roger Shangha, sourire aux lèvres malgré l’entente odeur.
Depuis 2000, ce quadragénaire ne sait « faire qu’une chose » : vendre de l’essence, « un produit vital qui aide réellement tout le monde ». Plus connu sous l’appellation de « zoua-zoua » au Cameroun, le « produit vital » en question est en fait du carburant frelaté sorti des nombreuses raffineries clandestines qui pullulent dans les zones pétrolifères du Nigeria. Ce commerce, officiellement interdit au Cameroun, prospère depuis des décennies du fait de la porosité de la frontière.
Comme Roger Shangha, ils sont plus d’une centaine de vendeurs répartis à Ekok. Dans cette ville frontalière du Sud-Ouest, l’une des deux régions anglophones du Cameroun, il n’y a pas de station-service. La plus proche se trouve à Mamfe, à plus d’une heure de route.
« Ekok est un véritable carrefour commercial. La plupart des échanges entre le Cameroun et le Nigeria passent par là, assure Roger Shangha, par ailleurs secrétaire de l’association des vendeurs. Nous ravitaillons depuis des années les conducteurs de camions, de voitures, de motos qui sont de passage, mais aussi les milliers d’habitants qui vivent dans les environs. » Puis à l’évocation des troubles qui agitent la région, son sourire s’estompe. « Aujourd’hui, la crise affecte notre activité. On n’a plus assez de clients », maugrée-t-il.
Les fournisseurs nigérians ont peur
En effet, selon divers témoignages, depuis octobre 2016 et le début de la crise qui secoue la partie anglophone du Cameroun, de nombreuses cargaisons de carburant venues du Nigeria ont été saisies et brûlées par les forces de défense. Les soldats soupçonnent ces vendeurs d’être de connivence avec les militants séparatistes qui ont symboliquement déclaré, le 1er octobre 2017, l’indépendance de l’Ambazonie, leur Etat autoproclamé.
Les combats entre l’armée et ces sécessionnistes, qui ont déjà causé la mort de dizaines de policiers, gendarmes, militaires et civils, effraient les habitants, qui désertent leurs villages pour se réfugier au Nigeria voisin. « Aujourd’hui, ce commerce est menacé. Les frontières sont constamment fermées à cause de la crise, des villages se vident. Ce sont nos clients qui partent », s’inquiète Henry Mouhma, un autre vendeur de « Petrol Village ». A 52 ans, ce père de sept enfants exerce cette activité depuis « des années, avant même que la route reliant Ekok au Nigeria soit goudronnée ».
D’après Roger Shangha, la peur a aussi gagné les rangs des fournisseurs nigérians, qui « craignent pour leur vie ». « Les combats éclatent n’importe quand et n’importe où, raconte-t-il. Il y a des jours calmes, et d’autres où nous ne sortons pas de chez nous, de peur de recevoir une balle. »
Conséquence : la recette journalière des vendeurs de zoua-zoua a chuté de plus de 50 %. Il y a deux ans, plus de 3 000 litres étaient écoulés chaque jour à Ekok. « Aujourd’hui, plus de 100 vendeurs ne parviennent pas à écouler 1 000 litres, observe Roger Shangha. Il y a des jours où je ne gagne même pas 20 000 francs CFA [30 euros] alors qu’avant, je pouvais en gagner plus de 100 000. »
« Les militaires détruisent les stocks »
Dans la vaste cour du petit village, des voitures viennent faire le plein : une Toyota Carina, le 4x4 d’un prêtre, un camion… Ici, le litre coûte 500 francs CFA, contre 650 francs CFA dans les stations.
La majorité de la clientèle est constituée des revendeurs installés dans les localités environnantes, comme Germaine Alima. Cette habitante du village de Besongabang a grandi « dans ce business ». Elle renouvelle son stock deux fois par semaine : 18 bidons de 25 litres chacun, soit 450 litres d’essence en tout. Elle revendra le litre à 600 francs CFA. « J’alimente presque tout le village », avoue-t-elle avec fierté.
Mais comme pour les grossistes, l’avenir de la détaillante reste incertain. « Kembong, le plus grand village du département de la Manyu, a été déserté par tous ses habitants. Dadi aussi, énumère-t-elle. Les militaires viennent dans les villages, détruisent tous les stocks qu’ils trouvent. On ne sait pas ce qui va se passer demain. »
« Cette vente de carburant frelaté est dangereuse et strictement prohibée », explique un responsable de la douane camerounaise à Ekok. « Faux », rétorquent les vendeurs, qui assurent qu’à la fin des années 1990, face au manque de stations-service à Ekok, un accord autorisant leur activité a été signé avec les autorités locales. Malgré nos demandes, personne ne nous a montré ce document.
« Nous menons un commerce légal, affirme Roger Shangha. Les Nigérians qui nous livrent ce carburant tous les jours ont des licences. Nous ne gênons personne. Nous servons le peuple. »