LES CHOIX DE LA MATINALE

Une révélation française, un western contemporain, un film d’animation, un trésor oublié du cinéma hollywoodien : voici quatre films à découvrir cette semaine.

LE TERREAU DE LA TERREUR : « Jusqu’à la garde », de Xavier Legrand

JUSQU'À LA GARDE Bande Annonce ✩ Film Français (2017)
Durée : 01:08

Xavier Legrand jette les fondations de son premier long-métrage en édifiant avec un luxe infini de détails la plus ordinaire des situations : le règlement d’un divorce entre une femme et un homme. Une heure et demie plus tard, le film aura cheminé le long d’un mystérieux passage du Nord-Ouest, qui mène de la vie de tous les jours jusqu’aux figures les plus terrifiantes, les plus profondément ancrées dans nos mémoires et nos imaginations – du quotidien à la tragédie. Le premier acte de Jusqu’à la garde est confiné dans la salle de réunion d’un palais de justice. Un homme, Antoine Besson (Denis Ménochet) vient d’emménager dans la région pour se rapprocher de ses enfants. La mère (Léa Drucker) fait valoir que Julien et Joséphine, le petit garçon et l’adolescente issus de cette union en ruine, ne veulent plus voir leur père. La magistrate donne lecture de la déposition de Julien qui « n’a plus rien à dire » à son père, et la greffière consigne les propos de chacun. Il y a une part de dissimulation dans la façon dont le cinéaste expose la situation.

Si bien que, au sortir de l’audience, on peut hésiter sur la réalité du rapport de force. La juge accorde à Antoine le droit de visite dont son fils ne veut pas. Les rencontres entre père et fils constituent la partie centrale du film, celle où le regard du specteur va basculer, forcé de faire le point sur ce qui se passe à l’écran tandis que s’enchaînent les présages de la catastrophe à venir. Le malaise du début, qui ressemblait à celui que l’on peut éprouver à observer la souffrance d’inconnus, se transforme alors en l’une des formes de terreur que peut produire le cinéma : celle qui fait espérer la déflagration – pour qu’on en finisse – tout en tremblant pour ceux et celles à qui la conduite du récit nous a attachés. Thomas Sotinel

Film français de Xavier Legrand, avec Léa Drucker, Denis Ménochet, Thomas Gioria, Mathilde Auneveux (1 h 30).

UN WESTERN EN ZONES PÉRIURBAINES : « The Ride », de Stéphanie Gillard

The Ride Bande-annonce VOST FR (HD)
Durée : 01:18

En 1890, dans le Dakota du Sud, l’armée américaine exécute près de 350 Amérindiens issus de la tribu des Lakotas. Cette hécatombe, connue sous le nom de « massacre de Wounded Knee », marqua la fin des guerres indiennes. C’est cette tragédie, celle de leurs ancêtres, qu’un groupe de cavaliers sioux commémore chaque hiver lors d’une longue et rude traversée à cheval des plaines du Dakota du Sud. Tous les âges se retrouvent lors d’un périple de quinze jours qui a pour destination le cimetière de Wounded Knee. La jeune documentariste Stéphanie Gillard, qui signe là son premier long-métrage, a participé à cette chevauchée avec la communauté des Lakotas et recueille, avec The Ride, le récit précis et émouvant de ce western contemporain.

Plus d’un siècle après, les vastes plaines sont encerclées par les autoroutes et les stations-service, circonscrites par d’innombrables barbelés, les Lakotas sont habillés et parlent comme des Américains moyens, et ce qui jadis était leur réserve ne leur appartient plus. Dans les discours et sur les visages des Lakotas se devine une infinie capacité de résilience face à un implacable processus de dépossession de leur identité. Stéphanie Gillard prend le parti de n’adjoindre aucun commentaire de spécialiste ni aucune voix off. Elle offre à cette tribu un écrin cinématographique d’une beauté à la fois sereine et douloureuse où l’invisible a autant, sinon plus, de réalité que ce qui apparaît. Murielle Joudet

Documentaire franco-américain (1 h 26).

DRÔLES D’OISEAUX : « Le Voyage de Ricky », de Toby Genkel et Reza Memari

LE VOYAGE DE RICKY Bande Annonce ✩ Animation (2017)
Durée : 02:09

Alors que ses parents viennent de se faire dévorer par un ours, un moineau sort de sa coquille sous les yeux émus d’une cigogne qu’il prend immédiatement pour sa maman. C’est Ricky. La grande échassière qui n’a pas le cœur à l’abandonner le ramène dans son nid où l’attendent son compagnon, le grand chef du clan des cigognes, et leur enfant. Elevé comme une cigogne, Ricky est persuadé d’en être une. Aussi lorsqu’il découvre, à l’arrivée de l’automne, que sa tribu a levé le camp pour l’Afrique sans l’attendre, il n’a qu’une idée en tête : la rejoindre. Son voyage commence là. Avec son désir fou comme simple viatique, l’ oisillon se lance à la découverte du monde.

La trame est classique, mais la valeur du film tient à la complexité, voire la relative âpreté avec laquelle il aborde les situations, les émotions et les caractères des personnages. Entre les conversations échevelées de la chouette pygmée avec son ami imaginaire et les pigeons voyageurs sédentarisés depuis qu’ils captent Internet sur les lignes à haute tension, un vent de folie poétique virevolte du début à la fin, qui fait facilement oublier la relative banalité du graphisme. Isabelle Regnier

Film d’animation belge, allemand, luxembourgeois et norvégien de Toby Genkel et Reza Memari (1 h 24).

UN CHEF-D’ŒUVRE SORTI DES LIMBES : « Un enfant attend », de John Cassavetes

Un Enfant attend Bande-annonce VOST FR
Durée : 01:33

Jean Hansen est une musicienne qui n’a jamais réussi à percer. Un jour, Jean se présente dans une institution spécialisée qui s’occupe d’enfants autistes et trisomiques. Bien décidée à y travailler, Jean s’égare dans les couloirs de l’établissement et tombe nez à nez avec les petits qui sortent de leurs cours. Intrigués par sa présence, ils l’encerclent et la dévisagent, lui posent sans cesse des questions. Jean Hansen est incarnée par Judy Garland, « la petite fille de l’Amérique » qui, en 1963, va sur ses 40 ans. Elle joue dans l’un de ses derniers films, réalisé par un jeune cinéaste qui, lui, tourne son troisième long-métrage : John Cassavetes. Après Shadows (1959), manifeste pour un cinéma sauvage, physique et improvisé, Cassavetes tournera deux films pour des grands studios : Too Late Blues (1961) pour la Paramount et Un enfant attend (1963) pour la United Artists. Une parenthèse qui lui laissera un goût amer.

Invisible pendant des décennies, Un enfant attend ressort sur les écrans : l’occasion de réaliser que ce qui fut longtemps considéré comme une erreur de parcours est un très grand film. Dans cette scène où Jean fait connaissance avec les pensionnaires, Judy Garland ne joue pas : elle est elle-même, c’est-à-dire une enfant qui a vieilli, encerclée par d’autres enfants qui semblent la reconnaître – elle est une des leurs. La scène est splendide, parce que Cassavetes la filme comme un moment documentaire où un mythe hollywoodien se cogne au réel. Sur le tournage, le cinéaste entrera en conflit avec Stanley Kramer, alors producteur du film. L’enjeu concerne le sens que l’on doit donner à la toute fin. Kramer aura le final cut, et Cassavetes, qui reniera le film, expliquera que le montage de Kramer « affirme que les enfants attardés doivent rester dans des maisons spécialisées ». Difficile de ne pas voir, dans cette fin voulue et contrariée et dans le portrait d’un enfant qui ne pense qu’à s’enfuir pour étreindre le réel et ses parents, une façon pour Cassavetes d’orchestrer son adieu au système des studios. M. J.

Film américain de John Cassavetes (1963). Avec Judy Garland, Burt Lancaster, Gena Rowlands (1 h 42).