Mehmet Atlan a été arrêté le 10 septembre 2016, deux mois après la tentative de coup d’Etat avortée de juillet. / MEHMET ATLAN / FACEBOOK

Comment une figure éminente de la communauté des experts de la politique et de l’économie turque, Mehmet Altan, se retrouve-t-elle jugée ce lundi 12 février pour une « tentative de renversement du gouvernement par un coup d’Etat » ?

Ecrivain, essayiste, journaliste, homme de télévision et professeur d’université, il anime depuis une vingtaine d’années le débat d’idées du pays avec un mélange d’autorité et de courtoisie. Celui qui aime se décrire comme « marxiste-libéral » n’a eu de cesse de cultiver l’éclectisme par fidélité à cette famille intellectuelle ultra-minoritaire qu’il s’est choisie.

50 000 arrestations depuis le putsch manqué de 2016

Démocrate convaincu, farouche partisan d’une intégration de la Turquie dans l’Union européenne (UE), il était même allé jusqu’à soutenir, comme nombre de personnalités de gauche, le président Recep Tayyip Erdogan dans sa lutte contre l’establishment militaire, avant de prendre ses distances.

Mehmet Altan a été arrêté le 10 septembre 2016, deux mois après la tentative de coup d’Etat avortée de juillet. Depuis le putsch et l’instauration de l’Etat d’urgence qui s’ensuivirent, près de 50 000 personnes ont été interpellées et emprisonnées en Turquie.

Lui était dans son appartement de la rive asiatique d’Istanbul lorsque la police est arrivée. Elle a fouillé les lieux, pris quelques documents et remis les affaires en place avant de l’emmener. Sa femme Ümit et leur fils venaient de partir quelques jours en vacances ; lui, avait préféré rester.

Il est accusé de « terrorisme » et de « tentative de renversement du gouvernement par un coup d’Etat ». Trois peines de prison à perpétuité ont été requises contre lui. La raison de ce courroux ? Mehmet Altan aurait assisté le Hizmet, ce mouvement initié par le prédicateur exilé aux Etats-Unis Fethullah Gülen, que le pouvoir turc considère comme le cerveau de la tentative de renversement du 15 juillet 2016, en faisant passer « un message subliminal de coup d’Etat » lors d’un débat télévisé diffusé la veille du putsch.

Une « machination judiciaire »

Par deux fois, à la mi-juin et en septembre 2017, Mehmet Altan a tenté, devant le juge chargé du dossier, de dénoncer avec ses mots et sa faconde l’aspect kafkaïen de sa détention. Il a argumenté, rappelé patiemment les étapes de son parcours professionnel et ses prises de position en faveur de la laïcité et contre l’autoritarisme. Il a évoqué aussi le contexte de tensions dans lequel est plongé le pays et il a repris, une à une, les phrases prononcées ce soir-là, lors de cette émission hebdomadaire à laquelle il était régulièrement invité.

Sans fard, il a dénoncé une « machination judiciaire basée non pas sur l’application de la loi mais sur des appréciations subjectives ». Il a souligné comment les chefs d’inculpation se sont légèrement amenuisés au fil de la procédure alors que sa période de détention s’est allongée et que « la sanction qu’on entend [lui] infliger est plus sévère ».

Il a pointé les contradictions d’un acte d’accusation de 247 pages « purement et simplement recopiées sur un autre dossier et dont deux pages seulement [le] concernent ». Souligné encore le caractère abscons du qualificatif de « bras médiatique de la tentative de putsch » qui lui a été attribué par le parquet. « J’analyse les coups d’Etat en Turquie depuis plus de trente ans, j’ai écrit des livres sur ce sujet et c’est en tant que tel que j’ai lancé des mises en garde lors de l’émission de télévision. » Des mises en garde visant les dérives autoritaires d’un gouvernement, les dysfonctionnements d’un Etat et les risques afférents.

« Je n’ai rien à cacher, rien à craindre, a-t-il dit. Si je suis jugé et menacé de trois peines de perpétuité aggravées, c’est parce que je n’ai pas peur ; parce que je ne me laisse pas intimider, parce que je combats les idées toutes faites, parce que je ne suis pas une plume à vendre, parce que je n’ai jamais faibli dans mon combat pour la liberté, la démocratie et le droit. » Et d’ajouter : « Chaque pas qui nous éloigne de la démocratie et de l’Etat de droit ne fera qu’aggraver l’agitation et les dangers qui menacent la Turquie. »

Recours déposé à la Cour européenne des droits de l’homme

Deux autres invités de l’émission de télévision du 14 juillet 2016 ont été également arrêtés. Son frère Ahmet Altan, figure incontournable du journalisme en Turquie, ancien rédacteur en chef du quotidien Taraf qui fait partie des 160 organes de presse fermés depuis le coup d’Etat raté, et Nazli Ilicak, une journaliste politique conservatrice et ancienne députée du Parti de la justice et du développement (AKP), dirigé par Recep Tayyip Erdogan. Ils risquent une peine identique.

Par décret, le 29 octobre 2016, Mehmet Altan a été congédié de l’Université d’Istanbul, perdant ainsi ses droits liés à son statut de professeur. Plus de retraite, plus de couverture sociale. Le 11 janvier, il a fêté son 65e anniversaire derrière les barreaux.

Hasard du calendrier, ce jour-là, la Cour constitutionnelle turque (AYM) a annoncé que sa détention était une « violation de droit ». Lui-même et sa famille croient alors à une libération imminente. Mais la cour d’assises qui suit l’affaire refuse l’injonction de la Haute Cour, entraînant le maintien de son incarcération. Une première de mémoire de juristes turcs. Le 5 février, la même Cour constitutionnelle a finalement entériné le rejet de la demande de libération. Un recours a été déposé à la Cour européenne des droits de l’homme.

Cette deuxième phase du procès durera cinq jours. Les deux frères assisteront à leur procès à distance, par visioconférence depuis une salle équipée de leur prison. Ergin Cinmen, l’avocat qui coordonne leur défense, a laissé entendre qu’il n’était pas très optimiste.