LES CHOIX DE LA MATINALE

Un récit d’initiation sexuelle, le roman d’une possession démoniaque, la splendeur de l’art préhistorique racontée par Jean Rouaud, un essai sur la fête sous l’Ancien Régime et un volume d’entretiens avec Herta Müller, prix Nobel de littérature. Voici notre sélection littéraire hebdomadaire.

ROMAN. « Un jardin de sable », d’Earl Thompson

Amateurs de sérénité coite et de zénitude rectiligne s’abstenir. Paru en 1970, enfin traduit en France, voici Un jardin de sable, premier roman de l’Américain Earl Thompson (1931-1978). Cette peinture au couteau, saignant pavé tout poisseux de violence nue, de sexe à tout-va et de naturalisme goudronneux, nous assène sur plus de 800 pages une vision épique et célinienne du Midwest des années 1930, ses ploucs, ses pauvres, sa misère sordide et sans issue – que l’auteur connut bien.

Sur les traces de Jacky Andersen, blondinet robuste, érotomane et teigneux, on est propulsé, au fil de ce road-book zigzagant et chaotique, dans une picaresque fuite en avant où ceux qui sont las de « creuser à mains nues au fond d’une tranchée écœurante de désespoir » tentent de survivre à grand renfort de colères stériles, de petites combines et de ruses dérisoires.

Roman d’apprentissage social et récit d’initiation sexuelle, travelling romanesque longeant l’Amérique pauvre de l’entre-deux-guerres, prodige de lyrisme cru, Un jardin de sable s’avère, plus qu’une lecture, une descente exaltante et brutale dans l’enfer carnavalesque de la détresse humaine. François Angelier

EDITIONS MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE

« Un jardin de sable » (A Garden of Sand), d’Earl Thompson, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Charles Khalifa, préface de Donald Ray Pollock, Monsieur Toussaint Louverture, 832 pages, 24,50 €.

ROMAN. « La Horde », de Sibylle Grimbert

Les esprits et les démons, chez Sibylle Grimbert, ne ressemblent pas aux représentations que les hommes s’en sont faites. Ils sont bien plus effrayants. Ganaël est l’un d’entre eux. Un novice, longtemps resté en attente de sa première proie, enfin trouvée en la personne de Laure, 10 ans. Vive et joueuse, née dans une famille aimante, ouverte d’esprit et libre de toute croyance ou religion susceptible d’entraver sa possession, Laure ne risque pas d’être conduite avant longtemps chez l’exorciste : ses parents, à n’en pas douter, épuiseront tous les médecins et pédopsychiatres avant d’envisager l’hypothèse démoniaque.

Racontée par Ganaël, la prise de possession de l’enfant est d’autant plus angoissante qu’elle s’effectue tout en douceur, présentée comme une histoire d’amour entre deux âmes sœurs. Sibylle Grimbert compose un récit à suspense d’une remarquable profondeur. De la maladresse de Ganaël, ignorant des comportements et sentiments humains, aux rares hésitations de l’enfant à s’engager sur la voie du mal, le roman joue avec humour d’un bel éventail de situations susceptibles de basculer dans le grotesque ou le sublime, le pathétique ou le tragique, le rire ou l’effroi. La Horde est l’œuvre d’une romancière en pleine possession de ses moyens. Florence Bouchy

ANNE CARRIÈRE

« La Horde », de Sibylle Grimbert, Anne Carrière, 200 pages, 17 €.

ESSAI. « La splendeur escamotée du frère Cheval ou le secret des grottes ornées », de Jean Rouaud

Depuis sa découverte, l’art préhistorique suscite des tentatives d’explication. Il y a eu ceux qui le pensaient magique et ceux qui le tenaient pour réaliste. Il y a eu la tentative de l’ethnologue et historien André Leroi-Gourhan (1911-1986), lecture structurale de signes féminins ou masculins. Plus récemment, l’interprétation par le chamanisme en est revenue à la thèse magique chère à l’anthropologue Salomon Reinach (1858-1932).

Jean Rouaud fait intrusion dans cette querelle avec une liberté de pensée qui suffirait à faire de son livre un bienfait. Il s’efforce de regarder dessins et peintures sans certitudes a priori et sans non plus les détacher du quotidien de leurs auteurs – dont on ne saura sans doute jamais si c’étaient des femmes, des hommes ou les deux. Aussi Rouaud les désigne-t-il d’une périphrase, « les mains d’or ». Ce qu’étaient alors la nature, la température ou l’angoisse de la nuit, il le fait sentir avec force. Il tente de comprendre ce que pouvaient être les rapports avec les bêtes, toujours proches, tantôt menaces, tantôt ressources.

On dira que tenter de pénétrer dans le psychisme des humains d’il y a vingt ou trente millénaires est une entreprise risquée. Elle l’est, mais Rouaud découvre tant de relations entre les représentations des grottes et les thèmes de religions apparues plus tard qu’on le suit dans ses réflexions avec un intérêt qui devient de plus en plus passionné au fil de la lecture. Philippe Dagen

GRASSET

« La Splendeur escamotée de frère Cheval ou Le Secret des grottes ornées », de Jean Rouaud, Grasset, 288 pages, 19 €.

ENTRETIENS. « Tous les chats sautent à leur façon », d’Herta Müller

Jusqu’en 2009, les lecteurs français connaissaient mal Herta Müller. Son prix Nobel de littérature leur aura permis d’entrer dans cette œuvre unique. Il leur aura fait découvrir aussi la langue acérée, décalée et merveilleusement joueuse de cette écrivaine allemande d’origine roumaine, auteure de L’Homme est un grand faisan sur terre (Maren Sell, 1988).

Dans Tous les chats sautent à leur façon, un passionnant volume d’entretiens conduits entre 2009 et 2014 par l’éditrice Angelika Klammer, Müller développe tout ce qui l’a marquée depuis sa naissance, en 1953, dans la région du Banat où elle gardait les vaches « sans savoir quoi faire de ses dix doigts ». Elle revient sur les « secrets » de sa famille – le père enrôlé dans la Waffen SS, la mère libérée d’un camp de travail soviétique – et elle, la jeune Herta qui, au grand dam des deux, refusait de collaborer avec la Securitate, la police politique roumaine. Elle évoque l’enfer du quotidien sous la « dictature pétrifiée » de Ceausescu (1918-1989), la lâcheté, « la peur chaque matin de ne plus exister le soir ».

Mais les passages les plus envoûtants sont ceux qui dissèquent le processus de création lui-même. « Suis-je moins atrocement à la merci du vécu parce qu’au bout du compte ces mots si difficiles à trouver me viennent en aide ? », s’interroge Herta Müller. A la fin du livre, ses collages – l’autre versant de son œuvre littéraire – lui suggèrent une réponse. Ces mots dont elle s’entoure, découpés dans les journaux, elle aime savoir qu’ils sont là. « Les laisser éparpillés partout, c’est pour moi l’expression d’une intimité, d’une décontraction, et même d’une liberté personnelle : posséder des mots en abondance est le contraire de la censure d’autrefois. » Florence Noiville

GALLIMARD

« Tous les chats sautent à leur façon. Entretien avec Angelika Klammer » (Mein Vaterland war ein Apfelkern), d’Herta Müller, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Gallimard, 240 pages, 22 €.

ESSAI. « Fêtes et folies en France à la fin de l’Ancien Régime », de Didier Masseau

Est-il politique de faire la fête ? Cette question prend tout son sens dans les dernières années de l’Ancien Régime. La maîtrise de la fête nocturne était jusque-là une marque du pouvoir monarchique. Mais il perd peu à peu ce monopole. La nuit est captée par d’autres puissances, qui créent de nouveaux usages de la fête.

Cette privatisation favorise les attractions et les distractions, les jeux mondains et leurs transgressions : folie et libertinage, comme le souligne bien Didier Masseau, prolifèrent, bouleversant les codes sociaux et sexuels. La monarchie tente de reprendre la main et, à plusieurs reprises, condamne ces fêtes particulières pour leur « dépense » excessive.

C’est un des grands thèmes du moment : la critique du luxe, le combat contre le faste et l’opulence des privilégiés. A partir des années 1750, un foisonnement de publications sur le luxe envahit l’espace public, débat qui trouvera sa conclusion trente ans plus tard – une conclusion radicale : les révolutionnaires réfutent l’excès de la dépense et condamnent les fêtes nocturnes. A la fête-spectacle, la Révolution préfère les cérémonies diurnes de la simple présence du peuple, la fête dépouillée du festif. Antoine de Baecque

CNRS EDITIONS

« Fêtes et folies en France à la fin de l’Ancien Régime », de Didier Masseau, CNRS Editions, 304 pages, 24 €.