« Il m’est arrivé une chose qui arrive habituellement aux hommes. » Gilda Farrell (Miriam Hopkins), séduisante caricaturiste, est amoureuse de deux hommes qui, pour couronner le tout, sont meilleurs amis. Sérénade à trois, d’Ernst Lubitsch, sort en 1933, dernière année avant que le code Hays entre en vigueur. Détail ­important, car le film condense à peu près tout ce que ce code de censure comptait interdire : triangle amoureux, infidélité, évocation crue de la sexualité des personnages. D’abord autorisé en salle, le film sera finalement bloqué par la censure en 1934.

Imaginez un monde où coucher avec un homme et son meilleur ami vous pose moins de scrupules moraux que de soucis pratiques : l’extrême modernité de Sérénade à trois tient dans cet amoralisme tranquille, qui pose les bases de la comédie romantique moderne où le sentiment, plus que la morale, devient un problème en soi et où formuler ce qu’on ressent, c’est agir sur soi-même et les autres.

« Distinguer la science de l’expérience »

Dans un magnifique texte, « Le Paradis des eaux troubles » (Ernst Lubitsch, ouvrage collectif, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma/Cinémathèque française, 2006), le critique Charles Tesson évoquait très justement ce qui caractérise le héros lubitschien et, avec lui, tout un paradigme amoureux qui fait encore date :

« La force du héros lubitschien, c’est qu’il a du temps par rapport à ses désirs (jeu, calcul, stratégie), avant (pour agir) et après (pour réfléchir), et qu’il sait distinguer en permanence la science (du désir) de l’expérience (du plaisir). (…) Littéralement, le héros lubitschien ajoute de la mise en scène (il aménage un espace et un temps de parole autour de la femme, échafaude un plan). »

L’espace lubitschien est modulé par la parole, par ce qu’on cache ou révèle, par ce qu’on veut dire et qui reste dissimulé derrière une porte vouée à s’ouvrir inévitablement. Car, dans sa suprême élégance, son cinéma tend à la transparence et à la plénitude langagière : le triangle amoureux délesté du jugement moral, un espace de communication s’étend à perte de vue devant les personnages. Un espace où donner forme à ses sentiments en en communiquant la moindre nuance, le moindre changement.

Faute de pouvoir choisir entre son peintre (Gary Cooper) et son dramaturge (Fredric March), Gilda choisit de continuer à fréquenter les deux hommes, à la condition que ces relations restent platoniques. Cette résolution finira par se cogner contre la réalité du sentiment amoureux : chassez le sexe, il revient au galop.

Antiromantique

Tout l’enjeu du film sera de se débarrasser avec beaucoup de joie et d’irrévérence d’une certaine idée de l’amour qui se complaît dans ses blessures narcissiques : la douleur n’a pas sa place dans le monde heureux et idéal de Lubitsch. En cela, Sérénade à trois est absolument antiromantique, réagissant à une conception de l’amour recroquevillée sur un impératif d’exclusivité et de possession, perçue comme une vision bourgeoise de la conjugalité. Bourgeoise, car le triangle amoureux s’épanouit au moment où les deux artistes sont tout en bas de l’échelle sociale, vivotant dans une studette dans un Paris bohème, mais ce trio se disloque au profit de leur ascension sociale et artistique. Il suffira d’une ultime scène en voiture pour que ce monde vaudevillesque, où l’amour est incompatible avec le chiffre trois, soit balayé d’un geste, ouvrant ainsi les vannes à un sentiment enfin autorisé à s’épanouir et à circuler.

Ce serait peut-être l’ultime morale du film : prenons le parti de l’honnêteté (avec soi-même et les autres), car, en amour, tout finit par se savoir. On pourrait s’aventurer à dire du monde lubitschien qu’il est adulte. Non pas au sens où chacun finit par comprendre que son désir doit inévitablement composer avec des entraves morales et un principe de réalité, mais en un sens beaucoup plus profond et réjouissant, qui revient pour Gilda à comprendre qu’il ne faut surtout pas céder sur son désir.

Three Reasons: Design for Living
Durée : 01:42

Sérénade à trois, d’Ernst Lubitsch. 1 h 31. Sortie de la version restaurée le 21 février. Sur le web : www.splendor-films.com, www.facebook.com/SplendorFilms/