Ils et elles sont étudiants, salariés, parents au foyer, enchaînent les petits boulots. Mais dans cette salle du Palais des festivals de Cannes, où se déroulait jusqu’à dimanche 25 février le Festival international des jeux – et où Pixels était invité –, c’est en tant que créateurs de jeux qu’ils sont venus. Pour avoir la chance de présenter un prototype du ou des jeux qu’ils ont créé(s) à des éditeurs, dans un format de speed-dating : sept minutes pour convaincre une entreprise que leur jeu est bon et trouvera son public.

Certains sont venus de loin, après une présélection dans d’autres festivals ou sur dossier. Pau Carles Ramon est espagnol, il vit à Barcelone mais il tenait à faire le déplacement à Cannes pour présenter son jeu Whitechapel Nights, dans lequel Dracula et Jack l’éventreur s’affrontent à coups de cartes. « En Espagne, le marché est assez petit, et il n’y a pas de festival équivalent. C’est une très bonne occasion de rencontrer beaucoup de gens », explique-t-il. Il est pourtant l’un des rares créateurs présents au speed-dating à avoir déjà réussi à faire éditer plusieurs de ses jeux.

« Dans le monde du jeu de plateau, la communauté est extrêmement importante »

En Europe, les pays les plus « joueurs » sont bien connus : Allemagne, France, Royaume-Uni, Pologne. Sans surprise, c’est là qu’on trouve aussi le plus de créateurs, et d’éditeurs. Et c’est la raison pour laquelle les créateurs étrangers font volontiers le déplacement sur les deux grands événements européens du jeu de plateau, Cannes et Essen, en Allemagne. Tout comme les éditeurs et distributeurs : dans les allées, Gaëlle Larvor, une Française expatriée en Corée du Sud et accompagnée d’un collègue, fait le tour de toutes les tables. Elle travaille pour le principal distributeur coréen de jeux de plateau, et est venue à la fois chercher des nouveautés – « principalement des jeux familiaux » – et prendre des contacts. « La Corée est un petit marché, mais assez dynamique, détaille-t-elle. C’est d’autant plus intéressant de rencontrer les auteurs. Dans le monde du jeu de plateau, la communauté est extrêmement importante. »

C’est un fait : dans ce petit milieu où les quelques auteurs star restent facilement abordables, où le succès d’un jeu passe avant tout par le bouche-à-oreille et les sites spécialisés sont animés par des passionnés, avoir le soutien d’une communauté fait toute la différence. Ces dernières années, les services de financement participatif ont connu une explosion du nombre de projets – et des montants engagés. A tel point que sur Kickstarter, les records de financement sont désormais quasi-systématiquement le fait de jeux de plateau : le sympathique jeu de cartes Exploding Kittens (8,7 millions de dollars, soit 7 millions d’euros), ou le jeu de figurines Kingdom Death : Monster (plus de 12 millions de dollars).

Professionnalisation du financement participatif

Pourtant, la vague du financement participatif est loin d’avoir fait disparaître les éditeurs. Sebastien Martagex, qui travaille depuis six ans sur son jeu Projet Parasite, a bien réfléchi à tenter cette voie pour que son prototype soit distribué. Mais avec l’envolée des montants récoltés, « la pratique du Kickstarter s’est beaucoup professionnalisée : il faut un fonds de roulement, de l’argent de côté pour faire du marketing, de la promotion, avant même d’avoir touché le premier euro des soutiens. »

Professionnels comme amateurs partagent le constat : The 7th Continent, un jeu narratif qui a levé plus de 7 millions de dollars en 2017 à la faveur d’un excellent bouche-à-oreille, a aussi connu un tel succès grâce à une astucieuse campagne de publicité en amont, estimée à plusieurs dizaines de milliers d’euros.

Sebastien Martagex a sept minutes pour tenter d’expliquer son jeu, « Projet parasite », à un éditeur.

Pour Sebastien Martagex, impossible d’envisager mettre autant d’argent dans un projet. D’autant plus qu’il sait que son jeu, qui combine figurines, plateau de jeu et cartes, coûtera cher à fabriquer. Et que ce type de jeu, parfois appelé « améritrash », se vend surtout aux Etats-Unis. Alors il a opté pour une tactique différente : en 2017, après avoir déjà investi « plusieurs milliers d’heures » dans l’élaboration, le test, et l’affinage de son prototype, il s’est décidé à faire « le tour de France des salons ».

Festival ludique international de Parthenay, dans les Deux-Sèvres, Brussels Games Festival, Paris est Ludique… Un labourage de terrain qui a payé, puisque cette année, il peut revendiquer pour son prototype plusieurs prix glanés en 2017. Malgré le temps investi, Sebastien Martagex sait qu’il ne pourra probablement pas vivre de la création de jeux. « Je ne suis pas dans cette optique. Mais je voudrais vraiment publier ce projet avant de me lancer dans un autre. »

Arthur Viennot présente son premier jeu, « Dégoblinade ».

C’est un point commun de tous les créateurs amateurs et semi-professionnels rencontrés au festival : aucun ne fait ça « pour l’argent ». Rarissimes sont les créateurs qui ont fait fortune. La plupart rêvent simplement de pouvoir vivre de leur passion, et presque tous et toutes ont d’autres projets qu’ils aimeraient concrétiser. Le milieu reste avant tout celui de passionnés qui utilisent au maximum le système D.

Arthur Viennot est venu présenter Dégoblinade, un jeu de cartes simulant une bagarre entre « goblins », prévu pour des parties courtes à plusieurs. Son prototype est aussi beau qu’un jeu édité : « deux amis, un designer et un illustrateur, ont accepté de participer bénévolement », explique-t-il. C’est son premier Festival de Cannes, et c’est le premier jeu qu’il a créé, au terme d’un an de travail environ, mais il explique avoir plusieurs autres idées de jeux de stratégie dans sa besace.

Marilyne Valnet, qui habite près de Rennes et est venue à Cannes pour présenter Spéléo, un jeu familial d’exploration, a elle aussi plusieurs projets en cours. Mais elle compte avant tout sur Spéléo, qu’elle a testé et affiné dans les cafés-jeux de Rennes et de Dinan, pour décrocher une première édition : son prototype a été primé cette année au concours de création de jeux de Boulogne-Billancourt, réputé dans le milieu.

L’équipe de « Secret Societies » est venue à quatre pour présenter son projet.

Reste, pour la quasi-totalité de ces créateurs amateurs, que le facteur le plus limitant est souvent le temps : le développement d’un jeu, et ses tests, nécessite des centaines ou des milliers d’heures. Venue en nombre à Cannes, l’équipe de Secret Societies croit dur comme fer à son projet, dans lequel chaque joueur doit tenter de démasquer l’identité secrète des autres joueurs, avec lesquels il peut discuter à voix haute ou, de façon plus discrète, en utilisant une application pour smartphone. Si le projet semble déjà très abouti, Manon Tardif, l’une des créatrices, préfère le présenter comme un « prototype stable » sur lequel l’équipe est encore « en pleine itération sur le gameplay ».

Un vocabulaire directement emprunté à celui de la création de jeu vidéo, et pour cause : Secret Societies a commencé comme un projet de fin d’études pour ses créateurs, tous étudiants à l’école de l’image des Gobelins, qui forme aux métiers du graphisme, de l’animation et du jeu vidéo. Une partie de l’équipe, qui sera diplômée en juin, a trouvé du travail et continue à travailler sur le projet sur son temps libre. Trouver le temps n’est pas toujours évident, d’autant plus que leur jeu est conçu pour être joué à six, ce qui nécessite de trouver un créneau commun.

Etudiants ou salariés, jeunes ou moins jeunes, hommes ou femmes, amateurs de jeux familiaux ou de jeux de stratégie complexes : la nouvelle génération de créateurs ressemble à s’y méprendre à celle des joueurs croisés dans les allées du Festival. Sans grande surprise, puisque toutes et tous en sont issus. Et que dans ce petit milieu où la communauté est reine, le joueur d’aujourd’hui est souvent le créateur de demain – et vice-versa.

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