Réformes : le jeu d’équilibriste de l’exécutif
Réformes : le jeu d’équilibriste de l’exécutif
Par Sarah Belouezzane, Bastien Bonnefous
Au lendemain de ses annonces sur la SNCF, le gouvernement a différé ses arbitrages sur la formation professionnelle.
Pour venir à bout des trois frères Curiaces, champions des ennemis de Rome, le dernier Horace a décidé de prendre du recul : après s’être enfui dans le désert, il a certes engagé le combat avec eux, mais en n’en prenant qu’un à la fois. Dans la guerre, comme en politique, il n’est pas bon d’ouvrir trop de fronts en même temps. Une stratégie que d’aucuns ont prêtée à Emmanuel Macron, lundi 26 février. Plutôt adepte du tapis de bombes des réformes, son gouvernement a finalement décidé à la dernière minute de décaler, sine die, des annonces, prévues au départ pour mardi matin, sur la refonte de la formation professionnelle. Officiellement, il s’agirait d’éviter que le volet sécurité des réformes sociales du président ne passe à l’as, étant donné la richesse de l’actualité. Voilà pour la forme.
Sur le fond, certains se demandent si, pris dans le feu de la réforme de la SNCF, sujet ô combien délicat, le gouvernement n’aurait pas cédé à la tentation d’attendre un peu afin d’éviter d’attiser l’ire des syndicats ? Et par là d’éviter par tous les moyens que ne se cristallise en un seul mouvement, comparable à celui qu’avait connu la France en 1995, le mécontentement de différentes couches de la société sur des sujets aussi divers que le pouvoir d’achat, la tension dans les Ehpad, les réformes dans le champ social et maintenant les transports publics…
« Attention à la méthode »
Car certains craignent qu’une fois les orientations en matière de formation professionnelle et d’assurance chômage révélées, les partenaires sociaux ne se sentent floués devant des textes différents, potentiellement, en bien des points, des accords trouvés, jeudi 22 et vendredi 23 février, sur ces deux questions. Une situation qui donnerait corps aux reproches faits à Emmanuel Macron sur une méthode dite de « co-construction » mais où le dernier mot reviendrait systématiquement au président de la République. D’autant que ce dernier souhaite, contre toute attente, mener les changements au sein de la SNCF tambour battant par le biais d’ordonnances, comme lors de la réforme du droit du travail.
Mardi, Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, syndicat réformiste, a mis en garde le gouvernement, dans un entretien aux Echos d’une rare véhémence : « Nous revendiquons (…) un syndicalisme de transformation sociale. Mais attention à la méthode. Il y a dans ce pays des corps intermédiaires attachés à l’intérêt général qui méritent d’être écoutés, considérés ! (…) Attention au chamboule-tout décidé dans la précipitation et sans réel dialogue. Si on nous piétine, il ne faudra pas ensuite venir nous chercher pour éteindre l’incendie. »
Le responsable syndical a ainsi largement fustigé les manières du chef de l’Etat : « La méthode Macron, c’est : vous discutez et je tranche, et personne ne sait de quel côté ça va tomber (…). Cela pose un problème de fonctionnement démocratique et d’efficacité. » Et de prévenir : « Le mécontentement ne se mesure pas tout le temps à l’aune du nombre de manifestants. Ce que je vois, c’est que les tensions s’accumulent dans les Ephad, les hôpitaux, chez Carrefour, dans les prisons, la police, l’éducation, les collectivités territoriales… Il faut apporter des réponses concrètes aux agents. (…) Si le gouvernement donne le sentiment qu’il se précipite, ça se passera mal… »
Concernant la SNCF, les critiques dépassent le cadre syndical. Dans un communiqué commun, Stéphane Le Foll et Frédéric Cuvillier, respectivement anciens ministres de l’agriculture et des transports du gouvernement de François Hollande, ont pour leur part regretté une « méthode brutale et arrogante ».
« Faire retomber la pâte »
Du côté de l’exécutif, on se défend de toute reculade et on affirme ne craindre en rien une coagulation des tensions sociales, dont la réforme de la SNCF pourrait être le catalyseur. « On ne peut plus être dans la logique du temps d’avant, celle du “point trop n’en faut” qui faisait reculer les gouvernements au premier problème. Le président Macron a été élu sur un programme de profonde transformation du pays et pas sur un programme de petites rustines », explique Matignon.
Idem à l’Elysée où on dément tout lien entre le report de la présentation de la réforme de la formation professionnelle et l’accueil plus que critique par les syndicats de la réforme de la SNCF. « Ce n’est pas vraiment notre style de reculer, répond-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. Cela n’aurait aucun sens de repousser la formation professionnelle sous prétexte qu’il y a le sujet SNCF. »
Une source gouvernementale concède cependant qu’il « valait mieux laisser retomber la pâte après le big bang de Pénicaud, qui a été mal pris par les syndicats », faisant référence à la sortie de la ministre du travail qui reprochait aux partenaires sociaux de ne pas être allés assez loin dans leur copie. La complexité du sujet est par ailleurs mise en avant par des proches du dossier, soucieux d’expliquer que l’articulation entre les accords signés par les partenaires sociaux et les orientations de la réforme prend du temps à établir : « Il faut prendre un dernier temps pour affiner les réglages avant d’indiquer comment on se positionne sur chacun des deux. Mardi était sans doute trop tôt », explique l’un d’entre eux.
Il n’empêche, certains comme Jean-Claude Mailly, patron de FO, ne peuvent s’empêcher de remarquer que « trop de fronts sont ouverts à la fois ». De son côté, Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy et fondateur du groupe Alpha, spécialiste du dialogue social, estime que « le pouvoir lance beaucoup de chantiers en même temps dans des domaines à forte incidence sociale. Le risque est qu’il fasse des annonces qui déplaisent sur tous les fronts en même temps : aux syndicats de la SNCF, d’une part, et aux organisations dans leur globalité, d’autre part, en prenant des décisions qui ne respectent pas les accords trouvés au mépris des usages. »
Pas étonnant dans ce contexte, selon lui, que l’exécutif ait décalé sa conférence de presse afin de ne pas allumer trop de feux à la fois et d’éviter « une coagulation entre les deux sujets ». A ce jeu d’équilibriste, M. Soubie estime qu’Emmanuel Macron ne s’en sort pas trop mal : « Sur la SNCF, ils ont sorti la question des petites lignes de la réforme, ils ont évacué les régimes spéciaux des retraites et ont précisé que la SNCF ne pouvait pas être privatisée. Certes, ça ne va pas calmer les agents de la SNCF pour autant, mais la situation est loin de ressembler à celle de 1995. » Pour la formation professionnelle, le gouvernement sortira du bois dans quelques jours. Un combat à la fois.