« Tout passe par Internet et ceux qui en sont exclus sont comme écartés de la société »
« Tout passe par Internet et ceux qui en sont exclus sont comme écartés de la société »
Par Camille Bordenet
Des millions de Français n’ont pas accès à une connexion pour des raisons financières ou sont en difficulté face aux usages du numérique. Ce phénomène d’exclusion est amplifié par la dématérialisation des services publics.
Ses lunettes sur le bout du nez, Hélène scrute l’écran d’ordinateur à la recherche de l’onglet Internet, les mains suspendues au-dessus du clavier, sans oser cliquer. « Je sais seulement me servir de mon téléphone, mais pas de l’ordinateur », confie, presque gênée, cette aide-soignante de 50 ans, comme si elle avouait un mal honteux à cette époque où « tout se fait sur Internet ».
Si cette mère célibataire s’en sortait tant bien que mal jusqu’à présent, s’en remettant à sa fille de 13 ans pour certaines démarches en ligne, la nécessité de se reconvertir professionnellement l’a mise au pied du mur : « Il fallait que je cherche une formation sur Internet et je ne savais pas faire. » Elle s’est donc décidée à pousser la porte d’Emmaüs Connect, une association qui accompagne des publics éloignés du numérique – pour la plupart en grande précarité sociale.
Autour d’Hélène ce jour-là, d’autres « exclus » du numérique venus se faire aider : un retraité qui veut « se mettre à la page » pour ne pas dépendre de ses enfants, un chômeur en difficulté pour remplir son dossier Pôle emploi, une femme migrante qui veut créer sa boîte mail… A l’accueil, il y a aussi ceux qui viennent acheter des recharges Internet et téléphone à prix solidaires, faute de pouvoir souscrire à des abonnements trop chers.
13 millions de personnes se sentent en difficulté
Autant de problématiques qui racontent l’exclusion à laquelle sont confrontés nombre de Français, à l’heure où le « tout numérique » s’accélère : quelque 13 millions de personnes utilisent peu ou pas Internet et se sentent en difficulté face au développement des usages numériques, selon une étude de l’Agence du numérique.
L’enjeu a été jugé majeur par l’Etat, d’autant qu’il s’est fixé l’objectif de 100 % de services publics dématérialisés à horizon 2022. Le gouvernement a lancé, en décembre 2017, sa stratégie nationale d’inclusion numérique, sujet inscrit au programme du candidat Macron à la présidence de la République. C’est aussi dans ce contexte que La Poste envisage, par exemple, de mettre en place un service (payant) d’assitance à domicile pour la télédéclaration de revenus.
« Le risque que la dématérialisation aggrave l’exclusion numérique est réel », met en garde Jean Deydier, directeur d’Emmaüs Connect, qui participe au plan gouvernemental :
« Tout l’enjeu est que l’ensemble des acteurs concernés se coordonnent et mettent des moyens pour former des gens et rattraper ces publics. Il en va de leur accès aux droits, à l’emploi, à la citoyenneté. »
Si les services publics qui dématérialisent (Caisses d’allocations familiales, Pôle emploi...) ont mis en place des dispositifs d’accompagnement, ceux-ci demeurent « insuffisants pour couvrir l’ensemble des besoins », estime M. Deydier, et « les gens démunis envahissent les guichets ». Les acteurs de terrain font ainsi face à un afflux massif auquel ils ne peuvent pas toujours répondre.
L’accès à ses droits dépend de son autonomie numérique
Parmi ces oubliés du numérique aux visages multiples, figurent des demandeurs d’emplois, des actifs peu ou pas diplômés, des familles précaires… et beaucoup de personnes âgées. Comme Yvette, 78 ans, rencontrée dans un espace public numérique (EPN) parisien – des lieux de médiation numérique. Cette retraitée passée par « tout un tas de métiers » n’a personne pour l’aider sur son ordinateur – son grand fils n’a pas la patience. Mais elle est bien décidée à « ne pas rester larguée », consciente que l’accès à ses droits dépend de son autonomie numérique.
« On nous raconte qu’il va falloir tout faire par Internet : la banque, les impôts, la retraite, même prendre les rendez-vous de santé. Alors qu’est-ce que vous voulez, on est coincés ! Cela me rendrait furieuse de devoir dépendre de n’importe qui pour faire mes démarches. »
Yvette fait donc 1 h 30 de transports en commun trois fois par mois depuis sa bourgade de l’Essonne pour venir « s’entraîner à l’Internet ». Elle peut suivre toutes les formations à l’informatique et utiliser les ordinateurs en libre accès, certaine qu’il y aura toujours quelqu’un pour répondre à ses questions. La retraitée s’inquiète quand même à l’idée que les guichets des administrations finissent par fermer leurs portes.
Une crainte que partage Laurent, fleuriste en reconversion de 49 ans, lui aussi « perdu avec Internet ». « Je suis de la génération avant le Minitel et je n’ai jamais appris », confie ce petit commerçant. S’il est conscient que pour beaucoup, la dématérialisation facilite le quotidien, il reste trop attaché au lien de proximité pour s’y résoudre, et se déplace encore pour toutes ses formalités.
Mais, lorsqu’il y a peu, une agence de voyage lui a imposé de passer par Internet pour réserver un billet, il n’a pas digéré :
« Avec la dématérialisation de tous les services, il n’y aura plus de contact humain, cela va supprimer des emplois, et tous ceux qui ne savent pas se servir d’Internet vont se retrouver sur le carreau. A moins qu’ils ouvrent des lieux d’accompagnement dans toutes les communes de France. »
Le RSA ne lui permet pas l’achat d’un ordinateur
Cécile, elle, maîtrise les usages de la Toile. Mais cette demandeuse d’emploi de 49 ans en est exclue pour des raisons financières. Le RSA ne lui permet pas l’achat d’un ordinateur ni de souscrire à un abonnement Internet. Elle vient donc tous les jours à l’EPN pour accéder à une connexion.
« La première chose que je fais : regarder les offres d’emploi sur Pôle emploi et Le Bon Coin », dit-elle. Malgré ses candidatures hebdomadaires, sa dernière réponse positive date. « Mon âge et le fait que je me sois formée sur le tas n’aident pas », glisse-t-elle pudiquement. Alors, elle imagine ceux qui, dans la même situation qu’elle, n’ont pas accès à Internet ou ne savent pas s’en servir. « Le problème, c’est que tout passe par là. Ceux qui en sont exclus sont comme écartés de la société », réalise-t-elle.
Une exclusion à laquelle n’échappent pas non plus certains jeunes. En service civique chez Emmaüs Connect, Sarah, 21 ans, le constate : si sa génération navigue à merveille sur les réseaux sociaux, beaucoup ne savent pas comment chercher du travail ou mettre un CV en ligne. « On nous dit tout le temps qu’on est nés avec Internet, donc c’est presque honteux d’oser dire qu’on ne sait pas faire certaines démarches », remarque Sarah, qui a dû aider plusieurs amis en difficulté.
Comme Neyla, 20 ans, qui a lâché l’école en seconde et ne sait faire aucune démarche en ligne. « Je trouve ça difficile et j’ai peur de me tromper », confie la jeune fille. Elle avait pourtant suivi une formation avec la mission locale. Pour chercher du travail, elle a opté pour la vieille méthode : « Tous les matins, je pars poser des CV dans les magasins. »
Mais il y a quelques jours, lorsque FootLocker, où elle rêvait de travailler, lui a refusé son CV et demandé de postuler en ligne, elle s’est pris de plein fouet son handicap : « C’est impossible de s’en sortir sans. Si je savais faire, c’est sûr que j’aurais déjà du travail, déplore-t-elle. Il va falloir que je m’y mette avant de ne plus avoir le choix. »