« Les Garçons sauvages » : dans la jungle du masculin
« Les Garçons sauvages » : dans la jungle du masculin
Par Mathieu Macheret
Le conte initiatique de Bertrand Mandico, au noir et blanc lustré, oscille entre récit d’exploration et odyssée transformiste.
Les épithètes pleuvent dès qu’il s’agit de qualifier le cinéma foisonnant de Bertrand Mandico : symboliste, ésotérique, érotomane, décadentiste, hétéroclite… Toutes lui conviennent, mais aucune ne décrit parfaitement cet art qui remonte au fondement du pacte cinématographique, où les coutures entre images et sons ouvrent autant de brèches vers l’imaginaire. Suggestifs, les films de Mandico le sont donc littéralement. Et c’est encore le cas des Garçons sauvages, son premier long-métrage après vingt ans d’aventures dans le domaine du court, conçu comme un grand jaillissement de formes et de textures, d’artifices et d’effets mis à nu, le tout s’agglomérant en une somptueuse pâte à modeler les fantasmes. Un formalisme débridé qui convoque les puissances du récit, pour dérouler bien plus qu’une simple histoire : un songe, une fantasmagorie, une bouffée délirante ou une chimère.
Le film se présente sous la forme du conte initiatique, au noir et blanc lustré, entre récit d’exploration et odyssée transformiste. Une bande de cinq garçons, dans la fureur de l’adolescence, déchaîne une violence pulsionnelle sur leur professeure (Nathalie Richard), provoquant sa mort. En guise de correction, ils sont remis aux mains d’un capitaine hollandais (Sam Louwyck) qui les embarque sur son navire pour une éprouvante traversée. A terme, ils débarquent sur une île mystérieuse, à la géographie instable, où une nature luxuriante les entraîne sur la voie de plaisirs insoupçonnés, produisant sur eux d’étranges bouleversements. Ne seraient-ils pas les cobayes d’une expérience secrète, comme semble l’attester la présence d’un savant fou nommé Séverin (Elina Löwensohn) ? Leur séjour prolongé achève leur métamorphose : les garçons sont devenus des filles.
Masculinité en devenir
Ici comme dans les autres films de Bertrand Mandico, l’aventure se situe avant tout au niveau du sexe, dont il s’agit de brouiller les habituelles lignes de partage, pour mieux orchestrer l’expérience d’une pansexualité polymorphe. C’est d’ailleurs moins le changement de sexe en lui-même qui mobilise le film que la zone instable de fluctuation et de glissement conduisant d’un genre à l’autre.
Mais le coup de génie de Mandico est sans doute d’avoir confié les rôles des garçons violents à de jeunes actrices – Vimala Pons, Pauline Lorillard, Diane Rouxel, Anaël Snoek et Mathilde Warnier –, investissant l’androgynie de l’adolescence dans un numéro transformiste de haute volée. A elles cinq, elles dressent un formidable poste d’observation de la masculinité en devenir, aux prises avec ses rituels grégaires : rodomontades, goguenardise, vantardise, donjuanisme, priapisme, despotisme… Une masculinité perçue depuis le corps féminin, comme de l’extérieur. Leur transformation consiste ainsi à décloisonner l’empire du phallus, pour élargir sa fonction érogène au corps tout entier, devenant dans sa métamorphose le réceptacle intégral du plaisir.
Mandico ne montre que rarement la sexualité de front, préférant stimuler un imaginaire érotique en la désignant par une série de litotes visuelles. Ce faisant, l’idée du sexe contamine le monde alentour, rejaillit partout dans l’environnement des personnages, comme une hypostase miroitante du désir et de ses multiples configurations. A commencer par le décor du navire, qui, avec ses jougs, ses chaînes, ses entraves, ressemble à un théâtre sadomasochiste, où les pires sévices n’en attisent pas moins la concupiscence secrète des garçons. Ou encore cette jungle où se perd l’équipage, dont la végétation turgescente contient dans ses formes lascives une invitation à la débauche.
La forme baroque du film n’est, en elle-même, qu’une grande montée de sève : poudroiements, surimpressions, passages instantanés à la couleur, rétroprojections, bricolages visuels… Autant de procédés primitifs, réalisés à même le plateau, qui font revivre la candeur et la poésie illusionniste du cinéma muet. Leur prolifération pousse la pellicule dans ses retranchements, à travers une série d’états extatiques qui s’apparentent à la jouissance. Car, dans le cinéma de Bertrand Mandico, l’image est une zone érogène comme les autres, qui se prolonge et s’épanouit dans l’œil transi du spectateur.
Film français de Bertrand Mandico. Avec Pauline Lorillard, Vimala Pons, Diane Rouxel, Anaël Snoek, Mathilde Warnier et Elina Löwensohn (1 h 50). Sur le Web : www.eccefilms.fr/LES-GARCONS-SAUVAGES et fr-fr.facebook.com/bertrandmandicofilms