Difficile, cette année, d’échapper à Philippe Artières. Il sera sur tous les fronts de « Mai ». Pas comme témoin de l’époque – il est né le 16 juin 1968 – mais en tant qu’historien. Aux Beaux-arts à Paris, tout d’abord, où il partage avec Eric de Chassey le commissariat de l’exposition « Images en lutte. La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974) », depuis le 21 février. Aux Archives nationales, il dévoilera à compter du 3 mai des documents inédits du pouvoir, renversant la perspective pour considérer les événements de l’autre côté des barricades. Au Centre Pompidou, également, qui compte sur son coffre pour animer les débats. Au Théâtre des Amandiers à Nanterre, enfin, où il participera, le 12 mai, à un marathon de la pensée imaginé par les artistes Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre

Cette ubiquité ne surprendra pas ses amis. Plus progressiste qu’Emmanuel Le Roy Ladurie, plus sauvage que Jean-Noël Jeanneney et plus timide qu’un Jean Lacouture, Philippe Artières n’en est pas moins devenu incontournable. Sans doute parce qu’il a fait le pari du collectif et, plus encore, le choix de l’originalité.

« Avec Philippe, il faut ajouter une autre discipline, qui ne figure pas au catalogue des intellectuels français sérieux : la folie. » Susanna Shannon, designer graphique

Autrefois chevelu et timide, désormais rasé et à peine plus sûr de lui, le chercheur a préféré aux grands personnages de l’Histoire les chemins de traverse empruntés par les anonymes. L’histoire, avec lui, est un domaine en perpétuelle extension et Philippe Artières s’est fait un devoir de tout englober. La musique, par exemple, mais aussi la banderole en tant qu’objet, les petites annonces et les écrits laissés par des criminels. « Un historien vous dirait normalement qu’il est à la croisée de l’anthropologie, de la philosophie, de la sociologie et de l’art, glisse la designer graphique Susanna Shannon. Avec Philippe, il faut ajouter une autre discipline, qui ne figure pas au catalogue des intellectuels français sérieux : la folie. »

D’expositions en conférences, l’historien Philippe Artières (ici en 2016) sera partout cette année pour raconter une autre histoire de Mai 68. / PATRICE NORMAND/OPALE/LEEMAGE

Sur sa propre histoire pourtant, Philippe Artières n’est guère disert. Après s’être essayé à l’autobiographie, il évite d’évoquer ses parents, catholiques de droite et prospères. L’héritage dont il se réclame est plus intellectuel, franchement libéral. Son père spirituel ? Le philosophe militant Michel Foucault, celui qui a critiqué les mécaniques du pouvoir, notamment le système carcéral. L’ancien objecteur de conscience a peu écrit sur son grand homme, mais préside depuis 1995 le centre qui lui est consacré.

« Foucault, avance Artières, c’est quelqu’un qui prend des chemins de traverse, qui peut se contredire. Sa pensée, ce n’est pas une ligne droite. Ça trébuche ! » La figure maternelle, c’est Michelle Perrot, spécialiste de l’histoire ouvrière et des femmes, qui lui a ouvert les yeux sur l’ordinaire et montré toute la noblesse de l’histoire de la vie privée. Dans cette famille de cœur, l’historien sentimental compte aussi feu l’écrivain Edouard Glissant, son ex-beau-père, et Dominique Kalifa, spécialiste de l’histoire du crime avec lequel il a écrit un ouvrage. Voici peut-être le secret de cette omniprésence : quand Philippe Artières s’exprime, c’est toujours au pluriel. Ses livres les plus importants, comme 68, une histoire collective ou Attica, USA, 1971, ont d’ailleurs été rédigés à plusieurs mains.

Expérimenter sans cesse

Quoique fuyant les plateaux télévisés, Philippe Artières a le sens de la performance. Pour mieux s’imprégner du personnage du grand-oncle de sa mère, Paul Gény, jésuite assassiné à Rome, il s’est promené dans la Ville éternelle en soutane. Pour restituer cette quête personnelle, il a choisi la forme d’un roman-photo reconstituant les dernières heures de son aïeul.

En 2016, il était l’un des figurants de l’exposition de Tino Sehgal au Palais de Tokyo, à Paris, là où il avait déjà participé douze ans plus tôt au marathon des 24 Heures Foucault de l’artiste Thomas Hirschhorn. Au Centre Pompidou, en 2017, il tenait un Bureau des archives populaires, permanence mobile où il collectait souvenirs et documents des visiteurs. N’en fait-il pas trop ? L’intéressé admet travailler dans une certaine urgence comme s’il en allait de sa vie. Hanté par la mort, il est de ceux qui ne veulent pas de remords, lui qui ne se console pas d’avoir raté Normale-Sup malgré deux tentatives en littérature et en philosophie.

Un ressort intérieur le pousse à expérimenter sans cesse, formes et idées. Sa dernière trouvaille ? L’idée la plus géniale des commémorations de Mai 68 : proposer chaque jour aux vieux guérilleros comme Daniel Cohn-Bendit de venir desceller les archives officielles les concernant. Comme un passage de relais entre des bêtes de scène et un de leurs successeurs.