« Tesnota » : la chaleur du clan, l’appel de l’ailleurs
« Tesnota » : la chaleur du clan, l’appel de l’ailleurs
Par Mathieu Macheret
Le premier film kabarde de Kantemir Balagov peint le déchirement d’une héroïne plongée dans les tensions communautaires.
Il arrive parfois qu’une première œuvre, de celles qu’on dit « de jeunesse », nous donne à reconnaître d’emblée l’apparition d’un véritable cinéaste. Ce fut le cas de Tesnota. Une vie à l’étroit, du jeune Russe Kantemir Balagov, né en 1991 et disciple de l’éminent Alexandre Sokourov, lors du dernier Festival de Cannes, où il reçut le prix Fipresci de la critique internationale dans la section Un certain regard. Rares, en effet, sont les premiers longs-métrages qui parviennent, comme celui-ci, à trouver d’emblée une note aussi intense, ou, pour mieux le dire, une « voix ». Celle de Tesnota résonne, à la fois sourde et profonde, entêtante et navrée, amère et lancinante, comme un écho déchirant arraché aux ténèbres.
Cette voix, c’est celle qui nous cueille dès les premiers cartons du film : en quelques lignes, Balagov s’adresse au spectateur en son nom propre, lui disant « je ». Il se présente comme kabarde, natif de la ville de Naltchik, capitale de la République de Kabardino-Balkarie, dans le Caucase nord. L’histoire qu’il s’apprête à raconter, tirée d’un fait divers survenu en ces lieux vingt ans plus tôt, n’est pas directement personnelle, mais engage néanmoins son point de vue de Kabarde, comme une question posée à sa propre communauté. Le film se présente donc comme une démarche de compréhension, voire de reconstitution.
Amoncellement de préjugés
Le fait divers en question concerne une sombre affaire d’enlèvement, celle de jeunes fiancés juifs, David et Léa, dont les familles furent soumises à d’exorbitantes demandes de rançon – et l’on devine que ce ne fut pas un cas isolé. Mais le récit s’entortille ailleurs : autour d’Ilana (Darya Zhovner), la grande sœur de David, qui va subir, en quelque sorte, les contrecoups intimes de cet enlèvement. Avant cela, on la découvre les mains dans le cambouis, travaillant dans le garage de son père, puis comme l’électron libre du foyer.
Ilana, infiniment mobile, se faufile d’un recoin à l’autre du champ, glisse entre les silhouettes, prend bientôt la tangente pour rejoindre son petit ami, Zalim, un Kabarde qu’elle aime d’un amour clandestin. Personnage fuyant, insaisissable, elle est la promesse fragile d’un trait d’union entre deux communautés qui s’ignorent et laissent s’amonceler entre elles de dangereux préjugés.
L’enlèvement tombe comme un coup de hache, une déflagration. Il révèle, en premier lieu, le sombre relent d’antisémitisme, vieux fond de méfiance et de persécution qui infecte, en Russie et ailleurs, les relations intercommunautaires. Il signale aussi des fissures et des crispations au sein même de la société juive, dont la solidarité n’ira pas jusqu’à réunir la rançon.
Parmi les Kabardes, peuple récemment converti à l’islam et jadis persécuté par l’expansionnisme russe, les juifs forment comme une minorité dans la minorité, une poche à l’intérieur d’une autre poche. Et c’est précisément ce double enfermement, à la fois intégré et subi, qui menace d’engloutir, comme un piège, le personnage d’Ilana, rattrapé par les nécessités du clan, sommé de choisir entre l’intérieur et l’extérieur, le sacrifice familial ou la possibilité d’une vie ordinaire.
Kantemir Balagov filme ces existences recroquevillées avec un art du cadre (aux dimensions carrées) et des présences remarquables. L’étroitesse du champ, saturé de corps et de visages, ne vise pas tant à redoubler l’enfermement des personnages (redondance) qu’à s’imprégner de leur profonde densité humaine – celle, chaleureuse et englobante, du clan. La caméra investit le cœur brûlant du foyer, cette place centrale et sans cesse mouvante, où les relations entre parents et enfants se nouent, se crispent et s’entrechoquent.
La tension constante entre l’intérieur et l’extérieur se traduit, dans la photographie du film, par une lutte des dominantes colorées, entre les reflets ocre bouillant ou bleu glacial qui s’entre-dévorent. Mais l’essentiel repose sur le personnage splendide d’Ilana (et sur la force d’incarnation de la comédienne Darya Zhovner), qui entraîne le récit dans de déroutantes embardées nocturnes, et dont le visage, sans cesse traversé d’humeurs changeantes, offre au film une véritable plaque sensible.
Douche froide
Comme lors de cette scène terrassante où Ilana, passant la soirée chez Zalim, inhale une drogue dure et plonge dans une profonde catatonie. Surgit alors à la télévision, comme une hallucination, une vidéo amateur de la première guerre tchétchène (qui précède de peu le récit), où des massacres ignobles ont lieu en direct. Douche froide. L’abjecte réalité du conflit séparatiste vient de faire irruption au cœur de la nuit, comme le contrechamp infernal des animosités communautaires. Le visage d’Ilana, et derrière lui sa conscience, en gardera la trace irréparable. Et le film, dont on se demande s’il n’est pas allé trop loin, vient de passer de l’autre côté du miroir.
Mais alors qu’on croyait la violence imminente, Tesnota entre dans une dernière phase, déroutante car plus psychanalytique, explorant le complexe qui gît au cœur du personnage d’Ilana. Complexe d’une fille aînée qui n’a jamais obtenu de sa mère l’amour qu’elle en escomptait, celui-ci s’étant reporté sur son frère. Complexe qui, paradoxalement, motive à la fois son désir d’indépendance et l’attache indéfectiblement au giron familial, dans une quête illusoire et inépuisable de reconnaissance maternelle. Les dimensions historique, sociale et familiale se nouent ainsi dans une résolution intime de l’héroïne. Rester ou partir ? Vivre seule ou en groupe ? Avec les siens ou avec les autres ? Questions inéluctables qui, depuis toujours, relancent le grinçant balancier des générations.
TESNOTA - UNE VIE A L'ETROIT - Bande-annonce officielle
Durée : 01:18
Film russe et kabarde de Kantemir Balagov. Avec Darya Zhovner, Olga Dragunova, Artem Tsypin (1 h 58). Sur le Web : www.arpselection.com/category/tous-nos-films/drame/tesnota---une-vie-a-letroit-409.html
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 7 mars)
- La Caméra de Claire, film sud-coréen et français de Hong Sang-soo (à ne pas manquer)
- Tesnota. Une vie à l’étroit, film russe et kabarde de Kantemir Bagalov (à ne pas manquer)
- Atlal, documentaire algérien de Djamel Kerkar (à voir)
- La nuit a dévoré le monde, film français de Dominique Rocher (à voir)
- Signer, documentaire français de Nurith Aviv (à voir)
- The Disaster Artist, film américain de et avec James Franco (à voir)
- Eva, film français de Benoît Jacquot (pourquoi pas)
- Il figlio, Manuel, film italien de Dario Albertini (pourquoi pas)
- Le Jour de mon retour, film britannique de James Marsh (pourquoi pas)
- L’Ordre des choses, film italien d’Andrea Segre (pourquoi pas)
- Ouaga Girls, documentaire burkinabé, français et suédois de Theresa Traore Dahlberg (pourquoi pas)
- Le Secret des Marrowbone, film espagnol et britannique de Sergio G. Sanchez (pourquoi pas)
- Venus Obscura, film français de Christophe Karabache (pourquoi pas)
Nous n’avons pas vu voir :
- Féminin plurielles, film français de Sébastien Bailly
- Hair, film iranien de Mahmoud Ghaffari
- Les Etoiles restantes, film français de Loïc Paillard
- Liberté. 13 films-poèmes de Paul Eluard, film d’animation collectif français
- Madame Mills, une voisine si parfaite, film français de Sophie Marceau