Une femme s’est inscrit les mot-clés #metoo et #balancetonporc sur la main, lors d’une manifestation, place de la République à Paris, le 29 octobre 2017. / BERTRAND GUAY/AFP

C’est un 8 mars aux tonalités inédites qui s’apprête à être célébré jeudi. La journée internationale des droits des femmes, censée donner la parole à celles qui ne l’ont que trop peu le reste de l’année, s’inscrit, cette fois, dans une histoire en mouvement, amorcée au début du mois d’octobre. Cette parole, les femmes l’ont prise d’autorité et ne comptent plus la rendre.

Le 5 octobre, Harvey Weinstein, l’un des producteurs les plus influents des Etats-Unis a été accusé de viol, d’agression sexuelle et de harcèlement par des dizaines de femmes. Le monde des paillettes côtoie, lui aussi, chaque jour, la trivialité des agresseurs, ont alors révélé des actrices célèbres. Ce cataclysme dans le septième art aurait pu y rester cloisonné. Mais des milliers de femmes ont dit : « moi aussi ».

« #balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends », publie sur Twitter, le 13 octobre, la journaliste Sandra Muller, qui dénonce les propos tenus à son égard par Eric Brion, ex-directeur général de la chaîne Equidia, consacrée au cheval – « Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit. »

Dans son sillage, des centaines, puis des milliers de femmes témoignent, à leur tour, sur le réseau social. L’engouement autour du mot-clé est inédit : en seulement trois jours, #balancetonporc atteint plus de 200 000 mentions sur les réseaux sociaux (un chiffre qui grimpera à 500 000 en un mois). Outre-Atlantique, c’est le mot-clé #metoo, lancé par l’actrice Alyssa Milano, qui est repris.

Vertige

Les récits donnent un vertige accentué par leur déconcertante ressemblance. L’âge, le contexte, le pays, le milieu social varient au gré des témoignages. L’histoire, elle, est immuable dans ce qu’elle dénonce : une domination masculine coriace. Celle des frotteurs dans le métro, des patrons tout-puissants, des maris, oncles, frères, pères abusifs. Ces hommes qui ont forcé un baiser, caressé une cuisse sans ménagement, envoyé des messages déplacés, de façon répété. Ces hommes qui ont harcelé, agressé, violé. Voire, au stade le plus extrême de la domination patriarcale, tué des femmes, parce qu’elles étaient des femmes.

Certains témoignages sont anonymes. D’autres pas ; des têtes tombent. Aux Etats-Unis, Weinstein est licencié, l’acteur Kevin Spacey est effacé en catastrophe du dernier film de Ridley Scott, l’humoriste Louis C. K. et l’acteur Ed Westwick connaissent le même sort. Matt Lauer, de NBC News, est licencié pour harcèlement sexuel. Au congré américain, un sénateur et deux membres de la chambre des représentants, accusés d’agression sexuelle, ont démissionné en décembre. Outre-Manche, Michael Fallon, le ministre de la défense britannique a démissionné à la suite d’accusations de harcèlement sexuel. Le politicien Roy Moore sur qui pèsent des accusations similaires semble, lui, inamovible.

En France, Thierry Marchal-Beck, ex-président du Mouvement des jeunes socialistes français (MJS), le producteur québécois Gilbert Rozon, le journaliste Frédéric Haziza ont rapidement vu leur nom émerger dans des affaires allant du harcèlement sexuel au viol. Tout comme Jean-Baptiste Prévost, ancien président de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) et le journaliste Patrice Bertin, voix historique de France Inter, quelques mois plus tard. Mais, à la différence de ce qu’il se passe outre-Atlantique, aucune personnalité française importante ne s’est retrouvée rééllement en difficulté. Des affaires commencent à émerger. Seul l’islamologue suisse Tariq Ramadan a été mis en examen le 2 février pour « viol » et « viol sur personne vulnérable ».

Au-delà des accusations visant des personnalités publiques, toutes les sphères professionnelles sont ébranlées par les accusations de harcèlement sexuel, à l’université, à l’hôpital, à l’usine, dans le sport.

Hausse des plaintes

Cette libération de la parole permet une prise de conscience de ce qui est tolérable et de ce qui ne l’est plus. Les propos sexistes deviennent insupportables, comme celui tenu par l’humoriste Tex, un habitué des propos à la limite de la misogynie, remercié mi-décembre par France Télévisions pour une blague de trop – « Les gars, vous savez ce qu’on dit à une femme qui a déjà les deux yeux au beurre noir ? On ne lui dit plus rien, on vient déjà de lui expliquer deux fois ! ». Plus récemment, une centaine de signalements a été adressée au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à la suite des déclarations du producteur Dominique Besnehard, qui a confié sur CNews son « envie de gifler » la féministe Caroline De Haas, sans être repris par Jean-Pierre Elkabbach qui menait l’entretien.

Le mois de l’affaire Weinstein, les plaintes pour violences sexuelles déposées en zone de gendarmerie (c’est-à-dire dans les communes comptant moins de 20 000 habitants) ont augmenté de 30 % par rapport à l’année précédente, soit 360 faits.

Sur l’ensemble de l’année 2017, les femmes ont été plus nombreuses à franchir les portes des commissariats, faisant augmenter le nombre de plaintes déposées pour violences sexuelles de 10 % à 12 %, selon les chiffres du ministère de l’intérieur, publiés le 25 janvier. Cette augmentation se concentre sur la fin de l’année. Ainsi, au quatrième trimestre, les plaintes pour agression sexuelle progressent de 31,5 % par rapport à la même période en 2016.

D’une même voix, les associations contre les violences faites aux femmes se disent « submergées par un flot ininterrompu de saisines des femmes victimes de violences sexuelles », comme l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui s’est battue dès les années 1980 pour obtenir une loi sur le harcèlement sexuel en France et qui a dû fermer son accueil téléphonique face à l’afflux de demandes. Trente ans plus tard, les autorités semblent prêtes à légiférer pour ratrapper ces décennies de retard en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Dans le secteur privé, des entreprises n’attendent pas que les autorités publiques légifèrent pour prendre des mesures. Plusieurs grandes multinationales françaises, comme la SNCF, Axa ou Peugeot, mettent volontiers en avant l’existence de leurs « réseaux de femmes » d’autant plus qu’elle ont mesuré l’intérêt économique à s’afficher féministes. Créé en janvier 2014 pour défendre une meilleure représentation des femmes dans les médias, le collectif de femmes journalistes Prenons la « une », s’est transformé en association destinée à accompagner dans leurs démarches juridiques les femmes journalistes victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles.

Contre-mouvement

A la suite des révélations de harcèlement et d’agressions sexuelles dont ont été accusés plusieurs grands photographes de mode, le Council of Fashion Designers of America (CFDA – « Conseil des créateurs de mode d’Amérique »), syndicat américain de la mode, a recommandé en février aux professionnels du secteur d’organiser leurs défilés dans des espaces « permettant aux mannequins de se changer à l’abri des regards ».

Mais beaucoup de revendications n’ont pas encore été écoutées, notamment dans le milieu du septième art. Un collectif de professionnels du cinéma, dont Juliette Binoche, Agnès Jaoui, ou encore Charles Berling ont demandé, dans une tribune publiée dans Le Monde le 1er mars, la création de quotas dans le financement du cinéma, pour tendre vers plus de parité – une demande soutenue par la ministre de la culture Françoise Nyssen. A l’occasion des Césars, une centaine d’actrices et de personnalités ont lancé, un appel aux dons pour lutter contre les violences envers les femmes, avec un symbole, un ruban blanc, qui était porté vendredi 2 mars lors de la 43ᵉ cérémonie. Et un mot d’ordre : « Maintenant, on agit. »

Ces derniers mois, les prises de position ont largement dépassé le sujet des violences faites aux femmes, ouvrant un débat sur la place des femmes dans la société, et faisant émerger des thématiques comme la charge mentale, le congé paternité, l’écriture inclusive, les violences obstétricales… Comme tout mouvement, cette libération de la parole s’est accompagnée d’un courant antiféministe, porté par des femmes et des hommes célèbres.

Dès le début du mouvement, et tout au long de ce dernier, les révélations se sont accompagnées de prises de position critiquant une « société de la délation » où l’on « ne peut plus rien dire ». Des propos antiféministes qui disent sensiblement la même chose : qu’il ne faut pas politiser les questions sexuelles, au nom de la liberté, du respect de la vie privée ou d’un droit revendiqué à la séduction.

Ce contre-mouvement s’est notamment exprimé par le biais d’une tribune publiée dans Le Monde le 10 janvier, dans laquelle une centaine de femmes, dont l’écrivaine et critique d’art Catherine Millet et l’actrice Catherine Deneuve, revendiquaient le droit à la « liberté d’importuner ». Une tribune qui a constitué une occasion de réaffirmer haut de fort la nécessité de continuer à prendre la parole pour défendre les droits des femmes. La journée internationale du 8 mars apparaît ainsi comme le moment opportun de rappeler que ces avancées fulgurantes restent fragiles et toujours menacées.