Sur sa chaîne YouTube, Beryl614 parle espionnage et contre-terrorisme. / Talks with a spy

Sur sa chaîne YouTube, Beryl614 ne montre jamais son visage. Ses abonnés ne connaissent que ses mains, la bague argentée qu’il porte à l’une d’entre elles, et ses chemises bleu ciel. Ils ne savent pas non plus quel est son nom : ils n’ont à leur disposition que son pseudonyme, inspiré du nom d’une pierre précieuse. Ce mystère, ce n’est pas une obligation, mais plutôt une « question d’habitude » pour Beryl614. Car avant de devenir vidéaste, ce quadragénaire était espion à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Pendant des années, il a parcouru le monde sous couverture. Militaire de formation, il a rejoint la DGSE en 2002, à l’âge de 33 ans. Il y a commencé sa carrière au cœur d’un « petit service » spécialisé dans les missions clandestines, de celles qu’on ne fait qu’avec « de fausses identités et de faux papiers ».

Espion, une carrière parfois « usante »

Beryl614 a ensuite passé le concours militaire de l’Ecole de guerre, avec succès. Il s’y est formé un an et demi, avant de revenir chez son ancien employeur, cette fois au sein d’un service de contre-terrorisme, dans plusieurs villes du Moyen-Orient et d’Asie. Une carrière plus « classique ». Moins « usante », aussi, raconte-t-il au Monde :

« Quand on a ce type de poste, on doit faire attention aux gaffes, surveiller un peu ce qu’on dit, mais on n’est pas clandestin. Par exemple, pour un poste dans une ambassade, on porte notre vrai nom, les services locaux nous connaissent. Psychologiquement, c’était du coup moins difficile : on est toujours soi-même. »

Malgré cette bouffée d’air frais, la pression continue à peser sur les épaules de Beryl614. Sa femme est fatiguée de le voir tout le temps au travail « aussi bien physiquement que dans [sa] tête ». « Si j’avais continué, j’aurais eu toujours plus de missions, de responsabilités, et là, ce n’est plus une vie… enfin, ce n’était pas compatible avec la mienne, confie l’ex-espion au téléphone. Et puis j’avais un peu fait le tour de la question. J’ai fait ce que j’aimais faire, j’ai été ravi d’être à la DGSE, mais voilà quoi… »

En juillet 2017, Beryl614 décide donc de quitter les services de renseignement pour se consacrer à sa famille. Il part s’exiler avec elle de l’autre côté de l’Atlantique, histoire de se reposer et de se consacrer à toutes les passions qu’il avait malgré lui laissées de côté. Parmi elles, l’écriture, mais surtout la vidéo.

« Les clés du métier »

Lui qui a pour habitude de beaucoup regarder YouTube (« pas mal de tutoriels », notamment consacrés à la réalisation de vidéos) décide alors d’ouvrir sa propre chaîne. Baptisée Talks with a Spy [« discussions avec un espion », en anglais], elle est active depuis janvier. On y trouve des vidéos en anglais et en français sur le renseignement et le contre-terrorisme : « Est-ce véritablement la fin de Daesh ? », « Les cinq meilleurs services de renseignement du monde », ou encore « Les qualités du bon espion ». « Je fais tout moi-même, dit-il. Que ce soit le tournage ou le montage. »

Les 5 meilleurs services de renseignement du monde
Durée : 07:08

Le succès est au rendez-vous : en un mois, il a déjà accumulé un peu plus de 4 000 abonnés — grâce notamment à de premières interviews à Intelligence Online et à Marianne. Parmi eux, des membres de sa famille, des amis, des « contacts LinkedIn », des curieux, mais aussi des jeunes qui songent à entrer un jour à la DGSE — et qu’il conseille volontiers —, d’anciens collègues, venus selon lui pour prendre un peu de recul sur leur métier. Eux qui « courent de réunion en réunion », eux pour qui c’est « la course en permanence » profiteraient ainsi de ses vidéos pour se replonger plus posément dans « les clés du métier ».

Redorer l’image des espions

Pour le vidéaste, ses contenus sont par ailleurs un moyen de redorer l’image des espions.

« J’entends souvent que ce sont des personnes un peu tordues, ou manipulatrices. On peut tomber dans ce piège, mais moi je me suis toujours trouvé raccord avec mes principes. Ça peut être surprenant mais je vois ce métier comme un métier plutôt moral. On est quand même un service de renseignement qui n’est pas celui d’une dictature, c’est plus de la sécurité extérieure. A partir du moment où on sert un pays qui entre dans ce cadre, même si c’est avec des moyens un peu spéciaux, je pense que la morale est sauve. Les agents de la DGSE n’ont pas à rougir de leurs actions au quotidien. »

Beryl614 reconnaît que la DGSE elle-même a fait ces dernières années des efforts pour mieux communiquer et casser les clichés qui entourent ses équipes. Quand il y est arrivé, il n’y avait « même pas de chargé de communication ». Parler était tabou. « On était encore dans un raisonnement à l’ancienne, qui était de dire que le renseignement, c’était secret. C’était la règle du “moins on en dit, mieux c’est”. »

« On s’est rendu compte au bout d’un moment que ce n’était pas idéal de se fermer, de ne pas s’ouvrir quitte à se scléroser de l’intérieur. On avait tout à gagner à changer et à opter pour plus de transparence, ne serait-ce que pour recruter des personnes qui viennent pour les bonnes raisons. Au-delà du recrutement, je dirais qu’on doit ça à la population, aussi. Ce sont les impôts qui financent, elle a le droit d’être informée. »

Résultat : un poste de chargé de communication a finalement été ouvert. Puis il y a eu un site Internet, des conférences, des portes ouvertes, des caméras enfin autorisées à filmer, que ce soit pour des reportages ou pour des œuvres fictionnelles comme la série Le Bureau des légendes, qui traite du renseignement. « C’est un peu contrôlé : on vérifie les images, les communications sont lissées. Mais c’est déjà un grand pas », se réjouit Beryl614.

Le silence de la DGSE

Talks with a Spy semble parfaitement s’inscrire dans cette démarche de transparence. L’homme est pourtant catégorique : sa chaîne YouTube n’est d’aucune manière liée à la DGSE. D’ailleurs, il n’a même pas prévenu son ex-employeur avant de l’ouvrir. Une manière, dit-il, d’affirmer son « autonomie ».

Il n’a pour autant pas manqué de le rassurer… Non pas avec un coup de téléphone, mais avec un site Internet associé à sa chaîne. Ce site est « clairement à destination du service de communication. Pour leur dire “pas d’inquiétude, je pense savoir jusqu’où je peux aller”. »

Lorsqu’on lui demande où cette limite se situe, Beryl614 se met à rire. Il a signé tellement d’accords de confidentialité durant sa carrière qu’il admet ne plus trop savoir ce qu’ils contenaient. « En racontant ce que je fais dans ma chaîne YouTube, je ne pense pas être en dehors des clous. Je n’en suis pas complètement sûr », avoue-t-il d’un ton détaché.

S’il est persuadé que Talks with a Spy doit « agacer » la DGSE — qui n’aimerait pas trop les électrons libres —, lui compte bien continuer pendant au moins un an. Il songe ensuite à écrire un livre, à donner des cours sur les relations internationales, ou, qui sait, s’essayer à l’écriture de scénarios pour la télévision ou le cinéma.

Quant à l’hypothèse de revenir dans les services de renseignement, il l’exclut complètement. De toute façon, assure-t-il, sa nouvelle identité de youtubeur serait « une très mauvaise couverture ».