L’Hermione a en permanence quatre-vingts gabiers à son bord. Parmi eux, pour l’étape entre La Rochelle et Tanger, une dizaine de jeunes issus de la Francophonie, comme le Malien Soulo Boureima-Yacouba (au centre). / Rémi Carlier

Au lever du soleil sur Tanger, des chants de marins se mélangent aux appels à la prière des muezzins. Sur le pont de gaillard de L’Hermione, qui flotte seule le long de la grande jetée du port, les dix-huit gabiers (matelots chargés de l’entretien et de la manœuvre de la voilure) du tiers bâbord entament leur service. Sortie tout droit du passé avec ses trois mâts, ses voiles en lin, sa coque en chêne et ses cordages imbibés de goudron, la frégate de 65 mètres a jeté l’ancre mercredi 7 mars à la porte de l’Europe.

Fabriquée entre 1997 et 2012 dans l’ancien arsenal français de Rochefort, cette reproduction du bateau avec lequel le marquis de La Fayette avait rejoint l’Amérique en pleine guerre d’indépendance, en 1780, semble minuscule à côté des gigantesques ferrys qui effectuent quotidiennement la liaison entre le Maroc et l’Espagne, à une trentaine de kilomètres. Elle a pourtant accompli des miracles.

Malmené entre l’Atlantique et la Méditerranée par deux tempêtes, des bourrasques de force 10, des creux de neuf mètres et un roulis jusqu’à 40 degrés, le bateau, qui navigue avec les méthodes de l’époque, a passé le détroit de Gibraltar avec peine. « Les conditions étaient épouvantables. Les gabiers ont beaucoup souffert », affirme Bruno Gravellier, vice-président de l’Association Hermione-La Fayette.

La météo ? « Du jamais-vu » pour le commandant de la frégate, le capitaine Yann Cariou, à la barre depuis 2015. Mais surtout pour ses quatre-vingts gabiers, une équipe comprenant une vingtaine de professionnels et le reste de bénévoles, dont certains n’avaient jamais navigué avant le départ du port de Rochefort, le 30 janvier.

« On se réveillait par terre ! »

Et pour cause : pour sa troisième sortie en mer, le bateau a pris à son bord, à l’initiative de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), qui finance 14 % des 2 millions d’euros du budget de la traversée, une dizaine de jeunes issus de pays membres de l’institution. Canadiens, Mauricien, Malien, Sénégalais… En tout, plus de cent volontaires, sélectionnés pour leur motivation et leur aptitude physique, se relaieront à chacune des douze escales de ce voyage qui doit durer jusqu’en juin, en Espagne, au Portugal et dans le sud de la France.

« La mer nous a montré ses couleurs. Souvent la nuit, à cause du roulis, on se réveillait par terre ! » se remémore Ousseynou Ndiaye, mécanicien dakarois de 34 ans. « Cette traversée a demandé un engagement très fort, on a donné tout ce qu’on avait. Elle a symbolisé beaucoup de choses, notamment pour moi, en tant qu’Africain qui a traversé la Méditerranée en sens inverse. » Sens inverse des routes de migration sur cette étendue d’eau si gourmande en vies humaines, sous-entend le jeune homme qui n’avait jamais quitté l’Afrique de l’Ouest avant de partir en formation à Rochefort.

L’escale de cinq jours à Tanger, carrefour entre l’Europe et l’Afrique et cité portuaire en pleine croissance économique et démographique, a été l’occasion pour l’OIF de fêter les deux ans de son initiative Libres ensemble, « mouvement citoyen qui promeut la paix et le respect comme droits inaliénables », lancé en 2016 à la suite des attentats qui ont frappé l’espace francophone.

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« Ce sont des jeunes de leur âge qui ont été radicalisés. Or quand on est jeune, la valeur la plus importante, c’est la liberté », confie Michaëlle Jean, secrétaire générale de l’organisation, attablée dans la batterie qui sert de salle à manger à L’Hermione, entre deux canons. L’ancienne gouverneure générale du Canada reconnaît aussi que la symbolique des phénomènes migratoires n’est pas étrangère au choix de Tanger comme escale.

Cloué sur sa couchette

« J’ai vécu l’aventure de la traversée de cette mer. J’ai été témoin de la difficulté que cela représente », lâche Ousseynou. Marqué par ses vingt jours à bord et sa rencontre avec des migrants sénégalais dans les rues de Tanger, il entend mettre son expérience à profit dès son retour à Dakar. « J’ai été en France, et je n’y suis pas resté. L’avenir est au pays. Maintenant je veux sensibiliser les jeunes chez moi, aller dans les écoles et raconter les dangers de la traversée, raconte-t-il.

Soulo Boureima-Yacouba, journaliste de 26 ans originaire de Bandiagara, dans le pays dogon au Mali, n’avait jamais vu la mer avant la traversée. Il a passé les dix jours de tempête dans le faux-pont, cloué sur sa couchette par le mal de mer. « J’ai connu la solidarité, car tout le monde s’inquiétait pour moi », sourit-il.

Le voilier et sa nouvelle équipe de gabiers prennent le large le 12 mars pour le port de Barcelone. Espace confiné fourmillant d’activité où la solidarité et l’esprit d’équipe sont vitaux, la frégate de La Fayette reste, selon le commandant Cariou, « l’un des derniers grands espaces de liberté sur Terre, là où il n’y a pas de frontières ». A son bord, cette fois, six nations africaines seront représentées.