Après une tournée dans toute la France, ce spectacle délicat s’installe à Paris. / MICHEL CORDOU

« Il n’y a rien de plus fatigant que l’intelligence, quand elle est triste », observe Natalia Petrovna, l’héroïne d’Un mois à la campagne. Toute la pièce d’Ivan Tourgueniev est là, telle qu’on la retrouve, mise en scène par Alain Françon, en un spectacle délicat, qui, après avoir tourné en région, s’installe au Théâtre Déjazet, à Paris, jusqu’à fin avril.

Natalia Petrovna est au cœur de ce « théâtre de la vie » que l’auteur russe invente, au milieu du XIXe siècle, cinquante ans avant son illustre successeur, Anton Tchekhov. Il ne se passe rien de notable ou de spectaculaire dans cette pièce atmosphérique, où les moindres changements dans la qualité de l’air, le bruissement des arbres ou des brins d’herbe traduisent les mouvements insaisissables des âmes, mouvements aussi secrets que violents, qui mèneront à ce résultat : « Cœurs brisés, amitiés rompues. »

C’est l’été dans la propriété d’Arkadi Serguéitch Islaïev, et Natalia Petrovna, son épouse, s’ennuie doucement, en compagnie de Rakitine, son ami de cœur, avec qui elle a une relation toute platonique. « Parfois, vous et moi quand nous causons c’est comme si nous faisions de la dentelle », soupire-t-elle. Mais la vie, la vraie, va s’engouffrer comme un grand coup de vent dans cette ambiance à la langueur un peu malade, en la personne d’Alexeï, le nouveau précepteur de Kolia, l’enfant de la maison.

Une peinture subtile

Alexeï est jeune, il est la vie même qui éclate comme un feu d’artifice, et il va réveiller les belles endormies. Natalia Petrovna d’abord, qui, sans comprendre comment, va tomber follement amoureuse de lui. Mais aussi Verotchka, la jeune orpheline adoptée par Natalia et son mari. Alexeï ne pourra aimer aucune des deux, dans cette époque prisonnière de conventions sociales qui sont encore largement les nôtres. Bolchintsov, propriétaire terrien du voisinage, âgé de 50 ans, épousera Verotchka, qui n’a que 17 ans. Mais, pour Natalia Petrovna, il est impensable de donner corps aux sentiments qu’elle éprouve pour le précepteur de son fils.

Jean-Claude Bolle-Reddat et Anouk Grinberg, fabuleuse. / MICHEL CORDOU

Anouk Grinberg est fabuleuse, dans cette peinture subtile de personnages qui passent à côté de leur vie. C’est une actrice rare, dans tous les sens du terme : d’abord parce qu’elle apparaît peu sur les planches, choisissant ses spectacles avec exigence. Et surtout parce qu’elle a un jeu qui n’appartient qu’à elle. Sa composition ici est toute musicale, elle semble avoir une connaissance intime du texte, peut-être parce c’est son père, le dramaturge Michel Vinaver, qui signe cette nouvelle et excellente traduction de la pièce de Tourgueniev.

C’est une virtuose des climats de l’âme et du cœur, et elle offre une richesse de nuances inouïe à cette Natalia qui est un personnage très théâtral, jouant sa vie en permanence plutôt que de la vivre, à la fois légère et profonde, tendre et tyrannique. Autour d’elle, ce sont surtout les femmes qui brillent. Il y a un vrai bonheur à retrouver Laurence Côte, comédienne rare elle aussi, qui s’était fait remarquer dans La Bande des quatre (1989), de Jacques Rivette, et qui joue ici Lizaveta, la gouvernante de la maison.

Les hommes en retrait

Bonheur aussi avec India Hair, actrice intense et singulière, qui était déjà formidable dans Rester vertical, le film d’Alain Guiraudie sorti en 2016, et qui incarne une Verotchka éminemment vivante et émouvante. A leurs côtés, les hommes semblent un peu en retrait, même le grand Micha Lescot, qui joue Rakitine. Un Rakitine languide et un peu évanescent dans ses costumes de lin blanc : il n’est certes pas évident de donner de la consistance à un personnage qui n’en a pas, à un de ces « hommes de trop », comme les appelait Tourgueniev, guettés par l’hypertrophie du cerveau au détriment du sens de l’action.

Alain Françon parle de sa mise en scène

ALAIN FRANCON UN MOIS A LA CAMPAGNE
Durée : 07:42

L’Alexeï de Nicolas Avinée pourrait également être dessiné plus nettement, dans ce spectacle qui prend place dans le très beau décor de Jacques Gabel : Alain Françon et lui n’ont pas voulu aller du côté du naturalisme campagnard, et c’est plutôt une atmosphère qu’ils ont créée dans cet espace quasiment vide, comme une toile blanche parsemée de taches symbolistes. Les superbes costumes de Marie La Rocca, qui sont à la fois d’hier et d’aujourd’hui, concourent à l’élégance de l’ensemble.

Tout cela donne bien des raisons d’aller au Théâtre Déjazet, d’autant plus que cette salle, qui est l’une des plus charmantes de Paris, revit depuis la rentrée avec une programmation de haut niveau. Même s’il manque à ce Mois à la campagne ce petit je-ne-sais-quoi, cette alchimie mystérieuse qui fait les grandes soirées de théâtre – cette qualité particulière de l’air qui, au fil des soirs, aura sans doute le temps de se fixer un peu plus entre les acteurs.

Un mois à la campagne, d’Ivan Tourgueniev (traduit du russe par Michel Vinaver, L’Arche éditeur). Mise en scène : Alain Françon. Théâtre Déjazet, 41, boulevard du Temple, Paris 3e. Tél. : 01-48-87-52-55. Du lundi au samedi à 20 h 30, jusqu’au 28 avril. De 21 à 42 €. Durée : 2 heures.