Nigeria : « On craint que le conflit entre bergers et agriculteurs ne soit sous-estimé, comme pour Boko Haram »
Nigeria : « On craint que le conflit entre bergers et agriculteurs ne soit sous-estimé, comme pour Boko Haram »
Propos recueillis par Chams Iaz
Dougoukolo Alpha Oumar Baba Konaré, le président de l’Observatoire Kisal, décrypte les violences meurtrières qui secouent le centre du Nigeria.
La terre ou les bêtes : le centre du Nigeria est régulièrement le théâtre d’un conflit meurtrier qui oppose éleveurs et agriculteurs. Mercredi 14 mars, deux soldats ont été tués et deux autres blessés dans l’Etat du Plateau, où 25 personnes avaient été massacrées en début de semaine. Selon le rapport 2017 de l’International Crisis Group, plus de 2 500 personnes ont été tuées dans ces violences en 2016.
Le dérèglement climatique a accentué la rivalité née du problème, toujours non résolu, de la répartition des terres. Les bergers peuls viennent du nord du Nigeria. La sécheresse et la désertification les poussent toujours plus au sud pour faire transhumer leur bétail vers les pâturages fertiles du centre du pays, où ils sont accusés de piller les cultures.
Les agriculteurs, installés au sud, sont sédentaires par définition pour le travail de leurs terres. La croissance démographique les pousse à s’étendre vers le nord du pays. D’après l’ONU, le Nigeria sera le troisième pays le plus peuplé au monde d’ici à 2050, derrière l’Inde et la Chine, avec une population de 411 millions d’habitants.
Cette rivalité est souvent présentée comme un conflit « nord contre sud », « nomades contre sédentaires » ou « musulmans contre chrétiens ». Des raccourcis qui ne prennent pas en compte les véritables enjeux selon Dougoukolo Alpha Oumar Baba Konaré. Le fondateur de l’Observatoire Kisal, une organisation qui travaille à la défense des communautés nomades, analyse la situation pour Le Monde Afrique.
Quelles sont les origines de ce conflit ?
Dougoukolo Alpha Oumar Baba Konaré Il existe depuis des centaines d’années. Il y a deux siècles, Ousman dan Fodio, d’origine peule, avait mené le djihad au nord du Nigeria. L’une des raisons de son succès fut d’avoir assuré une protection aux bergers peuls. Les Peuls sont originaires d’Afrique occidentale et ont essaimé vers l’est, au Nigeria, au Cameroun et en République centrafricaine. Les changements de système politique ont redistribué les cartes. Ousman dan Fodio a permis à des Peuls de disposer de terres. Les bergers ont donc un fort sentiment de légitimité. Les agriculteurs, en tant que propriétaires fonciers, partagent le même sentiment.
Comment la situation a-t-elle évolué ?
Les Peuls dépendent du pastoralisme pour vivre. Les bergers se sont toujours défendus face aux bandits, aux coupeurs de routes. La situation a empiré avec la présence de groupes armés, comme Boko Haram dans les années 2000. Le groupe djihadiste crée un amalgame entre Peuls et musulmans. La prolifération des armes s’est aggravée avec la porosité des frontières, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée qui permettent de récupérer du matériel. Traditionnellement, les bergers se déplaçaient avec des bâtons et des poignards. Désormais, il y a des armes à feu bien plus perfectionnées et le but est de perpétrer des meurtres de masse. En juin 2017, nous avons recensé 800 agriculteurs morts et 20 000 vaches tuées ou volées dans l’Etat du Mambila. Plus de 1 000 bergers ont également été tués dans l’Etat de Benue.
La pression démographique pousse les cultivateurs vers le nord et la sécheresse mène les bergers vers le sud. Peuvent-ils cohabiter ?
Les populations essaient de trouver de nouveaux moyens de subsistance. Une communauté peule a observé la perte de deux tiers de son rendement en lait en trente ans. Les vaches, qui ne peuvent plus bénéficier de certains points d’eau ou de nutriments, sont moins vigoureuses. Les bergers tentent donc d’accéder à d’autres pâturages. La création de couloirs de transhumance devait faciliter leur mobilité au Nigeria, mais certains propriétaires fonciers n’acceptent toujours pas que les bergers traversent leur territoire.
Pourtant, agriculteurs et éleveurs cohabitaient pacifiquement auparavant.
Beaucoup de bergers nous ont dit être excédés par cette situation et ont décidé de se défendre, d’autant que les terres exploitées pour l’agriculture étaient moins nombreuses autrefois. Il y a une renaissance du sentiment identitaire chez les Peuls. Ils tentent de se réapproprier cette culture, cette langue et de créer des ponts qui vont même au-delà des frontières du Nigeria.
Le conflit prend-il une tournure identitaire ou religieuse ?
Oui car, dans les discours d’aujourd’hui, c’est le « nous » contre le « vous ». On est donc forcé de choisir un côté. Les bergers peuls, pour qui l’islam était un héritage, mais pas un élément revendiqué de leur identité, le mettent désormais en avant. Il peut aussi y avoir une radicalisation religieuse avec les mouvements évangéliques. Après les attaques de Boko Haram et des bergers, les agriculteurs de la communauté Tiv ont développé le sentiment d’être victimes en tant que chrétiens et pensé faire alliance avec les évangélistes pour faire face.
Les pouvoirs publics prennent-ils la mesure du problème ?
La puissance publique est faible et on craint que le problème ne soit sous-estimé, comme pour Boko Haram. C’est la structure du pays qui est en jeu, car tout est difficile : le contrôle sécuritaire, la gestion du foncier, les couloirs de transhumance, la distribution des richesses… Quoi qu’il en soit, les agriculteurs ont le droit de bénéficier de terres et les bergers nomades aussi. Se déplacer est un aspect intrinsèque de leur culture.
Comment le président, Muhammadu Buhari, gère-t-il cette crise ?
Le président est devenu une figure de projection des fantasmes des uns et des autres : les Peuls pensaient qu’il allait leur apporter la justice et les autres considèrent sa passivité comme une preuve d’accointance avec les Peuls. L’une de ses propositions était de créer de grandes zones de pâturage et de donner la possibilité aux bergers d’être dans un espace protégé. Mais la lutte contre Boko Haram et la corruption a finalement primé sur le reste.
Peut-on craindre une contamination des pays voisins ?
Les problématiques du Nigeria sont contenues, mais la contamination est possible. Nous sommes dans l’ère de l’information et elle circule très vite dans les pays voisins. Pour l’instant, Boko Haram, par l’insécurité qu’il maintient, empêche les déplacements de population.
Quelles sont, selon vous, les solutions à mettre en place ?
La répartition des terres et l’instauration de couloirs doivent figurer à l’agenda politique. Les Etats africains sont plusieurs à avoir choisi un modèle de développement basé sur les ressources de la terre. Au Nigeria, on parle beaucoup du pétrole, mais l’élevage est une richesse. La deuxième chose est la construction de la nation nigériane. Il y a un travail symbolique à faire pour que les gens se sentent égaux à travers une identité commune. Pour finir, il faut favoriser les partenariats entre Etats pour assurer le contrôle des mouvements de population et endiguer les groupes infiltrés.