Lors d’un rassemblement de partisans du président russe Vladimir Poutine, à Sébastopol (Crimée), le 14 mars. / YURI KADOBNOV / AFP

Sacha Koulaeva est responsable du bureau Europe de l’Est et Asie Centrale pour la FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme). A l’occasion de l’élection présidentielle et alors que Moscou est jugé responsable de l’empoisonnement de l’agent double Sergueï Skripal et de sa fille au Royaume-Uni, elle dénonce l’apathie des puissances occidentales face aux provocations de la Russie.

La Russie est accusée d’être derrière l’empoisonnement d’un agent double russe et de sa fille, le 4 mars. La réponse internationale est somme toute mesurée. Comment l’expliquez-vous ?

Sacha Koulaeva : Evidemment, pour le moment, on ne peut pas affirmer que c’est la Russie puisqu’il y a une présomption d’innocence qui s’applique même pour un pays qui s’est déjà démarqué par des incidents de ce genre.

Il est surtout incroyable que cette situation ne semble pas surprendre ou ne semble pas improbable aux autres dirigeants du monde. Il me semble que c’est donc déjà une réponse assez forte de dire tout de suite après la découverte de l’attaque quel pays se trouve derrière. Le problème est que dans le monde d’aujourd’hui, l’impunité dont bénéficie la Russie depuis maintenant plusieurs décennies fait apparaître cette accusation comme une réponse assez faible. Et c’est cela qui est dramatique.

La Russie a réussi, et c’est ça peut être le plus grave, à habituer sa société civile et le monde extérieur à l’impunité, à l’absence de réponse forte, à franchir une étape de plus à chaque fois, et à regarder la réaction et en fonction, à continuer encore plus loin ses provocations…

Quel message le Kremlin, à votre avis, a-t-il voulu envoyer en utilisant un agent neurotoxique mis au point par l’Union soviétique ?

La Russie envoie un message de force, de présence et de non-respect des règles pour voir les réactions. Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a donné une interview qui a fait beaucoup de bruit. Les questions des médias d’Etat russes sont toujours préparées à l’avance. Les journalistes lui ont demandé s’il y avait des choses désagréables auxquelles il était confronté. M. Poutine a répondu que la seule chose qu’il ne supportait pas et qu’il ne laissait jamais passer, c’était la trahison. Cette interview a été donnée dans les 24 heures qui ont suivi les événements en Angleterre. Ce n’est certainement pas une preuve de quoique ce soit mais c’est important de le souligner.

L’ancien président Hollande a estimé dans un entretien au Monde que « si la Russie est menaçante, elle doit être menacée ». Que ce soit en Syrie, en Ukraine, en Crimée, lors des cyberattaques et des interférences dans les campagnes électorales, ce message n’est visiblement pas entendu. Qu’attendez-vous des puissances occidentales ?

Cela aurait été un message extrêmement bien tourné du temps où M. Hollande était en poste. Dommage que ces propos arrivent un peu tard. Sans être une politicienne, je suis néanmoins d’accord sur le fait que la Russie comprend les messages de fermeté. Ce message a jusqu’à présent été absent de l’agenda international. Il n’y a aucune raison que les agissements de la Russie cessent puisqu’il n’y a pas de message clair afin qu’elle arrête.

Les Etats Unis viennent d’annoncer des sanctions contre 5 entités et 19 individus, notamment les services de renseignement intérieur et les services secrets militaires pour avoir interféré dans les élections américaines. Le Kremlin est-il sensible à ces sanctions ?

Les sanctions sont une question complexe. ll faut qu’elles soient cohérentes, logiques et surtout appliquées ! L’Union européenne a sanctionné Moscou dès 2014 suite aux événements en Ukraine. La Russie a immédiatement répliqué par des sanctions contre les Européens. […] Le danger des sanctions est qu’elles sont utilisées par Poutine à des fins internes, pour se maintenir au pouvoir, en construisant le mythe d’un ennemi externe.

Comment le pouvoir est-il organisé depuis la réélection de M. Poutine en 2012 ?

Tout est dit par le nombre de lois (une cinquantaine depuis 2012) et leur chronologie. Cela montre cette frénésie législative au cours de laquelle tous les mois s’ajoutait une nouvelle loi bloquant une nouvelle liberté d’expression et de critique. Ces lois n’interdisent pas les activités politiques ou les médias libres mais elles interdisent toute expression de doute ou d’analyse critique du passé, du présent ou de l’avenir.

Observez-vous un recul de la contestation du pouvoir en place ?

Ces lois sont introduites de manière insidieuse, au compte-gouttes, du coup les gens n’en ressentent pas tout de suite les effets. C’est l’interdiction de penser différemment qui devient la doctrine. D’abord, ce sont les organisations pour les droits humains qui ont été déclarées comme « agent de l’étranger », puis les médias. Maintenant, c’est au tour des blogueurs. Il y a aussi un grand arsenal de loi contre l’« extrémisme ». Il ne s’agit évidemment en aucun cas d’extrémisme violent mais d’extrémisme de la pensée qui permet d’inclure absolument tout. Par exemple, un jeune homme a été condamné à de la prison avec sursis pour avoir joué au Pokémon go à l’église. Mais il y a une constante : ces arrestations visent toujours de près ou de loin les contestataires. 42 organisations des droits humains ont été fermées et 12 sont en procédure de fermeture.

Quelles peuvent être les conséquences de cet isolement de la société et du pouvoir russes sur la scène internationale ?

Ces lois ne visent pas que la société civile, elles visent aussi la population. Maintenant, tous les membres des forces armées, de la police, des pompiers ont interdiction de quitter le territoire de la Russie. Ils n’ont plus le droit de voyager à l’extérieur. Officiellement, par peur d’être arrêtés par les ennemis de la Russie. Vu la taille du pays, il s’agit de millions de personnes qui ne peuvent plus sortir. De même, le ministère des affaires étrangères russe indique sur son site qu’il est déconseillé aux citoyens russes de se rendre en UE ou aux Etats-Unis parce qu’il y a un grand risque d’être arrêté. Donc le moindre échange d’information risque d’être interprété comme un agissement à la solde d’agents étrangers.

On est en réalité face à un régime en stagnation, en proie à une crise de légitimité évidente en interne et en externe. Pour subsister, ce régime n’a pas d’autre choix que de cultiver des ennemis externes et internes. C’est pour cela que, malgré toutes les horreurs qui se passent en Ukraine et en Syrie, il est important de braquer les projecteurs sur ce qui se passe à l’intérieur du pays, parce que ça reste probablement l’enjeu le plus important pour le régime.

Le peuple russe vote pour une élection au résultat sans surprise. Dans quel climat ces élections se déroulent-elles ?Quel type de fraudes craignez-vous ?

Les candidats de l’opposition sont ceux qui disent uniquement ce qu’ils ont le droit de dire. Pour ce qui est des fraudes, des régions ont déjà publié les résultats de participation du fait d’un bug informatique. Des résultats pour des élections qui n’avaient pas encore eu lieu ! Mais je pense que ce n’est pas ça le plus important. Je pense que le plus important, c’est ce climat de répression, de censure et d’autocensure, le nombre de prisonniers politiques et d’assassinats politiques à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie qui montrent la vraie nature de ces élections.