« Dans un régime autoritaire comme en Russie, chacun redoute un changement non préparé »
« Dans un régime autoritaire comme en Russie, chacun redoute un changement non préparé »
Isabelle Mandraud, correspondante du « Monde » à Moscou, a répondu à vos questions sur la réélection de Vladimir Poutine en Russie.
A Moscou, le 19 mars. | SERGEI KARPUKHIN / REUTERS
Vladimir Poutine a remporté une victoire d’une ampleur sans précédent en plus de dix-huit ans de pouvoir, réélu président pour un quatrième mandat avec 76,7 % des voix. Isabelle Mandraud a répondu à vos questions.
Riurik : Quels sont les faits rapportés de fraude électorale, d’agressions, etc., à la proximité des bureaux de vote ?
Isabelle Mandraud : Plusieurs sources de l’opposition et des candidats ont rapporté des violations, quelques bourrages d’urnes, notamment en Tchétchénie, en Iakoutie ou près de Moscou, mais dans l’ensemble, elles n’ont pas été aussi importantes, semble-t-il, que lors de précédentes élections. En revanche, les pressions exercées par des entreprises et des administrations ont été rapportées par plusieurs observateurs, journalistes, et associations indépendantes telles que Golos, spécialisée dans la surveillance des élections.
Mat : Comment comptez-vous les votants « sous pression » dans les 56 millions de voix de Vladimir Poutine ? Autrement dit, sans ces « pressions importantes », aurait-il été réélu ?
Isabelle Mandraud : Difficile de dire combien de personnes ont été ainsi mises sous pression. Mais des témoignages, dans différentes régions, en ont fait état. Sans ces pressions, cela aurait-il changé quelque chose ? Pas sûr du tout. Le score de M. Poutine aurait sans doute été moins important, mais il aurait remporté cette élection, faute d’une réelle concurrence. Le chef du Kremlin s’est placé au-dessus de tous les autres, sans participer à aucun débat, ni même présenter un programme. Il est l’Etat. Enfin, les pressions ne sont pas le seul facteur qui a joué en sa faveur. Les médias soutenant le pouvoir livrent, jour après jour, la vision du Kremlin sur les événements.
Eva : Le taux de participation est très élevé comparé à 2012. Comment peut-on l’expliquer ?
Isabelle Mandraud : En 2012 ce taux était de 65,3 %, contre 67,4 %. C’est effectivement une augmentation. Le pouvoir s’était préparé à cette bataille, et la mobilisation des électeurs, en amont, a été très importante. Le plus grand danger pour le Kremlin était que les Russes ne se soucient pas d’aller voter, estimant, à juste titre, que les jeux étaient faits. Les appels à participer au scrutin ont été intenses sur tout le territoire. Des jeux et des animations étaient proposés autour des bureaux de vote. Les électeurs ont pu s’enregistrer jusqu’au dernier moment dans le bureau de vote de leur choix. Et enfin, comme nous l’avons rapporté, des salariés du secteur public ont été soumis à de fortes pressions de leurs employeurs.
Gégé : Pourquoi la tentative d’assassinat d’un agent double russe sur le sol britannique aurait remotivé les électeurs russes ? Poutine était-il vraiment en danger ?
Isabelle Mandraud : Non, M. Poutine n’était pas vraiment en danger. Mais alors que les sondages le gratifiaient ces dernières années de taux de popularité mirobolants, jusqu’à 86 %, il était impensable qu’il remporte l’élection avec un score en demi-teinte. Le but a été atteint : dimanche, M. Poutine a été élu avec 76,66 % des voix, soit le meilleur score jamais obtenu depuis qu’il exerce le pouvoir. En 2000, il avait été élu avec 52,94 % des suffrages, 71,31 %, en 2004, et 63,6 % en 2012. La participation, en revanche, n’est pas la meilleure enregistrée, malgré tous les efforts déployés. L’affaire Skripal, en Grande-Bretagne, a pu jouer, en dopant le réflexe de protection autour du chef, mais à la marge, me semble-t-il.
Baby Huey : Poutine sort renforcé de ce scrutin. Après avoir joué sur la fibre nationaliste et les menaces occidentales réelles ou supposées, quelle peut être sa ligne de conduite pour continuer à mobiliser ses partisans à l’intérieur et renforcer la position de la Russie à l’international ?
Isabelle Mandraud : Le président russe ne changera sans doute pas sa ligne de conduite qu’il a réaffirmée, de manière assez spectaculaire, lors de son discours du 1er mars, en vantant le nouvel arsenal nucléaire de l’armée russe. C’était clairement un message destiné à l’Occident. Le résultat d’hier le conforte. Maintenant, il a devant lui quelques défis sérieux à relever : la Syrie, bien sûr, où, après les succès militaires, la phase politique s’avère bien plus délicate. Et, en Ukraine, le conflit est loin d’être réglé.
Europeen : Le Français que je suis a quelques difficultés à concevoir la popularité de Poutine. A quoi tient-elle ?
Isabelle Mandraud : Lorsqu’on discute avec des Russes, il est courant d’obtenir un point de vue contradictoire. Beaucoup se disent peu satisfaits de leur situation sur le plan intérieur. Avec la baisse du cours du pétrole et les sanctions, leurs revenus ont dégringolé depuis 2014. La situation dans les hôpitaux reste mauvaise, surtout dans les régions, tout comme l’état des routes. Et la corruption, toujours présente, insupporte la population. Mais d’un autre côté, sur le plan de la politique étrangère, beaucoup se disent rassurés d’avoir un président « fort ». Les révolutions arabes ou le soulèvement en Ukraine font peur, d’autant plus que les médias propouvoir matraquent le « chaos » que cela a provoqué. Et dans un régime autoritaire comme celui exercé en Russie, chacun redoute un changement non préparé.
Opposition ? : On parle beaucoup de son opposant Alexeï Navalny. Sur sa page Wikipedia, on parle de lui comme d’un proche des mouvements d’extrême droite. Je ne comprends pas bien ce qu’il représente dans toute cette élection. Il n’y a pas d’opposition démocrate en Russie ? Quels sont les courants ?
Isabelle Mandraud : L’opposition est très affaiblie en Russie, d’une part parce qu’elle n’a pas les moyens de se développer, ni même de se faire entendre, mais aussi parce qu’elle est très divisée. Elle souffre aussi d’une image “pro-occidentale”, et du rappel, sans cesse rabâché, de la dureté des années 1990, lorsque l’URSS s’est effondrée. Alexeï Navalny apparaît aujourd’hui comme le seul opposant déterminé à affronter le Kremlin, mais il n’a pas pu concourir à l’élection en raison d’une condamnation pénale qu’il réfute. Il est effectivement issu des rangs très nationalistes, mais depuis 2013, il a pris quelques distances avec ces courants.
Osman : Qu’en est-il de la situation économique en Russie ? Je pense notamment au niveau de croissance et au chômage. La tendance et les chiffres sont-ils en faveur de Poutine ?
Isabelle Mandraud : La croissance se relève un peu mais la situation reste tendue, particulièrement dans les régions. Moscou est une belle vitrine moderne, mais la vie reste plus compliquée ailleurs. Ce ne sont pas les mêmes critères qu’en Europe qui prévalent en Russie. Le chômage est très faible. Trouver un emploi n’est pas très compliqué, mais il est beaucoup plus difficile d’obtenir un travail suffisamment rémunérateur pour vivre correctement.