Tribune. Exit Yahya Jammeh en Gambie, Eduardo dos Santos en Angola, Robert Mugabe au Zimbabwe, Jacob Zuma en Afrique du Sud. L’année 2017 et le début d’année 2018 ont été fatals à des chefs d’Etat africains qu’on croyait définitivement enracinés et au président sud-africain, accablé par des accusations de corruption et contraint à la démission. Avant eux, le président Blaise Compaoré, puissant gestionnaire de dossiers et de réseaux troubles pendant près de trois décennies, avait été balayé par une insurrection populaire au Burkina Faso.

Si en Afrique centrale les autocrates, mal élus ou frauduleusement réélus, continuent à résister aux tempêtes, en Afrique de l’Ouest il n’y a plus que l’exception togolaise qui confirme la règle de l’ancrage des alternances démocratiques. Mais l’alternance et l’organisation, tous les quatre ou cinq ans, d’élections présidentielles et législatives, même relativement crédibles, ne font pas la démocratie. Elles sont encore moins synonymes de consolidation des Etats, de pacification de la société et de garanties de progrès économique et social partagé.

La généralisation des régimes démocratiques même bancals et corrompus dans leur fonctionnement réel est un progrès pour des pays qui ont connu des coups d’Etat en série, des pouvoirs militaires brutaux et incompétents, voire des conflits internes dévastateurs. L’Afrique de l’Ouest ne peut cependant pas se satisfaire de si peu. L’enjeu aujourd’hui est de passer de la démocratie formelle à des régimes politiques qui assurent à la fois les libertés fondamentales et la mise en œuvre de politiques publiques de qualité, au bénéfice de la majorité de leurs populations et des générations futures.

Les pays ouest-africains ont un besoin vital de réformes institutionnelles qui augmentent les chances d’avoir des dirigeants soucieux de l’intérêt général et des institutions fortes. C’est le sens des pistes d’action proposées par le cercle de réflexion citoyen Wathi dans sa dernière publication.

  • Réformer la régulation des partis et des activités politiques

On ne peut pas espérer approfondir la démocratie et améliorer la gouvernance politique sans favoriser la formation de partis dignes de ce nom et l’émergence de démocrates convaincus au sein des élites qui aspirent à gouverner.

Comment le faire ? Il faudrait déjà identifier dans les Constitutions les valeurs, les principes et les pratiques qui doivent guider le fonctionnement des partis politiques, notamment la transparence des sources de financement, la représentativité nationale, la démocratie interne, la promotion active de l’égalité d’accès entre hommes et femmes aux fonctions dirigeantes, la proposition de projets de société alternatifs, la formation civique des membres, le bannissement de tout recours à la mobilisation politique par des arguments ethniques, régionalistes ou religieux.

Il est impératif de mettre en place un mécanisme de financement public des partis politiques, basé sur des incitations, pour encourager les partis qui adoptent les pratiques correspondant aux valeurs et principes démocratiques et sanctionner ceux qui ne le font pas. L’allocation de ressources publiques accordée aux partis ne devrait pas dépendre seulement des résultats électoraux obtenus, mais aussi d’une évaluation annuelle de leur contribution à la consolidation de la démocratie sur la base de critères précis définis à l’avance.

Pour que toute réforme de ce type soit crédible, il faudrait créer dans chaque pays une institution indépendante, prévue par la Constitution, qui soit chargée de veiller au respect de toutes les règles concernant les partis politiques, y compris celles qui encadrent le financement des activités politiques.

  • Encadrer les pouvoirs de nomination des chefs d’Etat aux plus hautes fonctions

Changer le rapport entre les gouvernants et les gouvernés implique de déterminer dans la Constitution des limites aux pouvoirs exorbitants des chefs d’Etat, en particulier le pouvoir de nomination des membres du gouvernement et des hauts responsables civils et militaires. Il faudrait instaurer le principe d’audiences publiques et de vote de confirmation, par une commission de l’Assemblée nationale, des nominations proposées par le président de la République pour les fonctions ministérielles et pour les plus hautes fonctions de l’administration civile et militaire.

C’est le cas aux Etats-Unis, où le président ne peut nommer directement qui il veut à toute haute fonction sans vérifier qu’il a toutes les chances de passer l’examen au Sénat. Il n’y a pas de raison pour que dans des pays africains qui ont un besoin vital d’avoir les femmes et les hommes qu’il faut à la place qu’il faut, les chefs d’Etat, parce qu’ils sont élus, puissent placer absolument qui ils veulent à la tête d’institutions cruciales pour la stabilité et le progrès de tout un pays.

  • Dépolitiser l’administration et renforcer les institutions dédiées au contrôle de l’utilisation des ressources publiques

Il faut édicter des règles précises et un cadre d’évaluation de la performance des services publics. Wathi propose de créer des commissions du service public qui soient chargées de définir les règles gouvernant les recrutements, les rémunérations, les promotions et les sanctions dans l’administration et de veiller à la neutralité politique des administrations publiques. Cette commission rendrait compte chaque année de la performance du service public, des efforts entrepris pour l’améliorer, des faiblesses les plus importantes aussi bien en matière de performance globale que de contribution à la réduction des inégalités extrêmes entre les régions d’un même pays dans l’accès aux services.

Les institutions qui ont pour noms la Cour des comptes, le Bureau du vérificateur général, l’Auditeur général, selon les pays, devraient être des piliers de l’édifice institutionnel dans des pays où les ressources sont rares et les besoins immenses. Tout le monde le sait : la férocité de la compétition pour le pouvoir en Afrique est fortement corrélée à l’accès privilégié et trop souvent incontrôlé des gouvernants aux ressources.

Les réformes doivent garantir aux membres de ces institutions une autonomie d’action, une indépendance effective et l’accès des citoyens à tous leurs rapports. Dans des pays considérés comme pauvres, il n’est pas acceptable que des fonds dits politiques soient à la disposition des élites dirigeantes sans aucun mécanisme démocratique de contrôle.

  • Sacraliser la Constitution et les juridictions constitutionnelles

Il ne sert à rien de doter un pays d’une Constitution très élaborée et progressiste si elle peut être violée sans conséquence majeure et si les citoyens n’ont aucun moyen de défendre leurs droits constitutionnels. C’est pour cela qu’il faut accorder une importance cruciale aux juridictions chargées de protéger l’esprit et la lettre de la Constitution : les cours ou conseils constitutionnels, ou les cours suprêmes, en fonction des pays.

Il convient de mettre l’accent sur un mandat non renouvelable et de longue durée pour les membres de ces juridictions et sur des conditions explicites d’intégrité personnelle et d’expérience professionnelle pertinente. Les modèles de Cour constitutionnelle du Bénin, du Ghana et surtout de l’Afrique du Sud pourraient servir d’inspiration. Il faudrait aussi accorder le droit de saisine des juridictions constitutionnelles à tous les citoyens pour violation d’une liberté fondamentale ou de toute autre disposition constitutionnelle.

  • Créer une haute autorité chargée de la consolidation de la démocratie par le débat public

Passer de l’obsession électorale à celle d’une gouvernance démocratique qui a du sens pour les populations africaines exige des innovations institutionnelles. Wathi propose notamment la création d’une haute autorité chargée de la consolidation de la démocratie, institution indépendante qui aurait pour mandat constitutionnel de conduire des campagnes d’éducation civique de la population, d’organiser des débats annuels sur les grands domaines de l’action publique (éducation, santé, sécurité, politique économique, politique sociale, politique culturelle, protection de l’environnement, politique étrangère) et de produire un rapport annuel public sur l’état de la gouvernance démocratique assorti de recommandations.

Réformer les institutions dans un esprit très éloigné des manipulations à des fins de maintien au pouvoir indéfini est aujourd’hui une exigence capitale. Les Constitutions, même extrêmement bien pensées, ne sont évidemment pas une garantie de bonne gouvernance. Il faut des hommes et des femmes pour faire vivre les institutions. Mais la manière dont on élabore les règles et l’effort de réflexion qu’on y met visent précisément à faire progressivement changer les pratiques et à fixer des limites aux tendances humaines à sacrifier l’intérêt général sur l’autel des intérêts particuliers immédiats.

Gilles Olakounlé Yabi, économiste et analyste politique, est le fondateur du cercle de réflexion citoyen de l’Afrique de l’Ouest Wathi (www.wathi.org).