La mixité à la cité U, premier combat des soixante-huitards
La mixité à la cité U, premier combat des soixante-huitards
Par Soazig Le Nevé, Eric Nunès
Au commencement du Mouvement du 22 mars 1968, il y eut le 22 mars 1967 : après une nuit d’occupation du bâtiment des filles, les étudiants de Nanterre décident d’en finir avec la « cité carcan ».
Des étudiants contestataires de la faculté des lettres et des sciences humaines de Nanterre occupent, le 29 mars 1968, le campus de la faculté, fermée par le doyen de l’université, Pierre Grappin. Il a ordonné la fermeture de la faculté à la suite de l’occupation des locaux par des étudiants, qui ont créé le « Mouvement du 22 mars », et l’agitation qui se poursuit depuis plusieurs semaines. / AFP
« Interdit ». Le mot tintinnabule à de nombreuses lignes du règlement intérieur qui dicte et rythme, en cette année 1968, la vie des résidants de la cité universitaire de Nanterre. « Il est interdit de préparer des repas dans la chambre » (article 12). « Il est interdit de laver, faire sécher, repasser du linge dans la chambre » (article 12). « Il est interdit de planter des clous » (article 11). « L’usage des réchauds est interdit » (article 10). « La propagande politique ou religieuse est interdite dans la résidence » (article 15).
Dans ce règlement kafkaïen et carcéral, auquel l’autorité universitaire voulait soumettre des jeunes femmes et hommes d’environ 20 ans, c’est le caractère excessif de l’article 6, qui, il y a cinquante ans, a sonné la fin d’une autorité obsolète : il décrétait que « les visites des personnes étrangères sont interdites dans les chambres ». Quelques mois avant l’adoption de la loi Neuwirth et l’autorisation de la contraception, le 21 mars 1967, les garçons de la cité U de Nanterre investissent le bâtiment B, celui des filles. Ils y passeront la nuit entière. Prémices d’une révolte qui marquera, un an plus tard presque jour pour jour, le vrai départ de Mai 68 avec l’occupation par 142 étudiants de la salle du conseil des professeurs, au 8e étage du bâtiment de l’administration. Ce « Mouvement du 22 mars » 1968 sera l’étincelle.
Mai 68 a donc commencé, parmi la population étudiante, sur une exigence toute simple : pouvoir coucher avec son/sa partenaire dans sa chambre universitaire. C’est l’une des toutes premières revendications des étudiants depuis au moins 1965, date à laquelle se produit la première « occupation » du genre, à la cité universitaire d’Antony (Hauts-de-Seine).
Etonnant constat, avec le recul, à l’heure où #MeToo dénonce les violences physiques et symboliques faites aux femmes, et bouleverse l’idée qu’on pouvait se faire des acquis concernant l’égalité des femmes depuis cinquante ans…
« En cours, les profs nous considéraient comme la future élite de la Nation, mais dans la vie quotidienne, on était parqués dans des dortoirs, comme des enfants », se souvient Alain Lenfant, secrétaire de l’Union national des étudiants français (UNEF) à la fac de Nanterre entre mars et septembre 1968. Estimant que ce double discours était devenu intolérable (« des futurs cadres du pays qu’on ne laissait pas aller voir les filles ! Inadmissible ! »), il n’était d’autre choix que de transgresser le règlement intérieur de « la cité carcan », déjà maintes fois contourné à bas bruit.
Les étudiants tiennent une réunion dans une salle mise à leur disposition par le doyen Pierre Grappin, le 1er avril 1968, à la faculté de Nanterre. Le doyen a ordonné la fermeture de la faculté quelques jours auparavant à la suite de l’occupation des locaux par des étudiants, qui ont créé le « Mouvement du 22 mars », et l’agitation qui se poursuit depuis plusieurs semaines. / AFP
Pour mener cette première escarmourche pour plus de liberté, une nouvelle voix se fait entendre, « celle des femmes », rappelle Bernard Ravenel, cadre étudiant du Parti socialiste unifié (PSU). Alors que l’organisation de meetings politiques ou la distribution de tracts est l’apanage des hommes, à Antony, la bataille pour être libre d’être avec qui bon vous semble est surtout menée par les étudiantes. « De cette première victoire est restée une idée, poursuit l’ancien militant socialiste : les filles gagnent ! »
Avoir 20 ans et vivre en potache
La mobilisation ne se relâchera plus. Les grèves contre les règlements et contre la cherté des loyers, les conférences et les débats sur « la répression sexuelle » et les happenings culturels se succèdent, au grand dam de l’administration, qui interdit les réunions à caractère politique et fait même fermer le foyer des résidants. Au soir de la Saint-Valentin, le 14 février 1968, plusieurs cités U sont occupées partout en France. Les étudiants déclarent « la liberté de circulation et l’abolition du rôle des concierges ».
La semaine suivante, le ministre de l’éducation nationale, Alain Peyrefitte, annonce un nouveau projet de règlement intérieur avec trois sortes de pavillons : le premier pour les garçons majeurs, le second pour les garçons mineurs et le troisième pour les filles, dont seules les majeures pourront sans autorisation se rendre chez les garçons majeurs, et pas après 23 heures. « Voilà la conception ministérielle de la liberté de circulation ! », ironise Jean-Pierre Duteuil, dans son livre Nanterre 1965-66-67-68 (ed. Acratie 2017, 19 euros).
Dans un tract de la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF) daté de février 1968, les étudiants décrivent « ce que n’est pas une vie normale ». Ils listent : « Avoir 20 ans et vivre en potache », « Ne pas pouvoir recevoir son père ou son frère dans sa chambre mais dans un foyer totalement impersonnel », « Demander l’autorisation pour danser dans un foyer qui nous est réservé »… Bref, « une ambiance malsaine », parce que « la société qui veille sur nous a peur des “abus” de la jeunesse ».
Des cars de police stationnent à l’extérieur de la faculté des lettres de Nanterre fermée le 3 mai 1968 par le doyen, Pierre Grappin, à la suite des manifestations qui ont troublé la vie universitaire durant les semaines précédentes. De violentes manifestations d’étudiants auront lieu dans la soirée du 3 mai au Quartier latin pour protester contre la fermeture de Nanterre et la comparution d’étudiants devant le conseil de discipline. Le recteur Roche décide à son tour de suspendre les cours à la Sorbonne, qu’il fait évacuer par la police. / AFP
« Nous interdire de voir les garçons dans nos chambres, c’était parfaitement ridicule, relate Florence Prudhomme, qui étudiait la philosophie à Nanterre. L’administration rouspétait, et nous, on rigolait bien. Pour qualifier l’occupation, le doyen de l’université Pierre Grappin employait le terme d’“envahisseurs” », dit-elle amusée encore cinquante ans plus tard. Jamais ledit recteur ne considérera que la mixité à la cité U était aussi une demande des filles. « Toutes nos revendications à nous étaient ignorées, non entendues, comme si elles n’existaient pas », relève Florence Prudhomme. En 2018, le règlement intérieur établi par le Crous de Versailles prévoit toujours que « le droit d’occupation est personnel et nominatif ». « Autrement dit, nous n’avons le droit d’inviter personne ni même d’avoir un cochon d’Inde », ironise Farah, étudiante en philosophie, qui juge « encore particulièrement strictes ces règles de vie ». Dans sa chambre de 9 m², la jeune fille reçoit parfois son petit ami, mais en douce.
Pour les filles, tracts et Ronéo
« On dit souvent que l’apport de 68, c’est la libération des femmes. Mais non, en 1968, il y a eu une seule réunion féministe à la Sorbonne et, jusqu’en 1970, aucune apparition publique de ce Mouvement de libération des femmes », ce MLF qui est sur le point d’éclore, souligne dans la revue Le torchon brûle la sociologue Nadja Ringart, elle aussi étudiante en 1968.
« Les femmes ? Il y en avait, mais elles étaient minoritaires, se remémore de son côté Alain Lenfant. Elles n’étaient pas dans une critique de leur position par rapport aux hommes. Il n’y avait pas de féminisme derrière. Le Mouvement du 22 mars, c’était la critique par la parole et la critique par l’action. »
Des étudiants sont rassemblés à l’extérieur de la faculté des lettres de Nanterre fermée le 3 mai 1968 par le doyen Pierre Grappin à la suite des manifestations qui ont troublé la vie universitaire durant les semaines précédentes. De violentes manifestations d’étudiants ont lieu dans la soirée du 3 mai au Quartier latin pour protester contre la fermeture de Nanterre et la comparution d’étudiants devant le conseil de discipline. Le recteur Roche décide à son tour de suspendre les cours à la Sorbonne, qu’il fait évacuer par la police. / AFP
Alors que le mouvement français pour le planning familial est fondé en 1960, la cause des femmes reste donc évanescente en Mai 68. Un « tour de passe-passe » que Florence Prudhomme décrypte très bien : « Le mouvement obéissait en fait à un schéma très traditionnel : les filles, c’étaient les tracts et les Ronéo et les gars, c’étaient le service d’ordre. » Pendant ce temps-là, les avortements clandestins se poursuivent, au péril de la vie des femmes. Agir au côté des femmes battues, soutenir les prostituées, organiser des meetings sur le viol, lutter contre le féminicide et la misogynie sont, en revanche, les résurgences de la vocation première du MLF. « Lors des AG, on montait sur les tables et on parlait beaucoup de notre corps. Notre leitmotiv était “Notre corps nous appartient” et cela se déclinait en plusieurs sujets : contraception, viol, violences… », se remémore l’ancienne étudiante de Nanterre.
Pour les soixante-huitards, la question n’est pas là. Il faudra attendre 1975 pour que la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse soit votée… « De bien longues années », commente l’ancienne étudiante, qui a consacré sa vie à l’activisme féministe au sein du MLF.
Mais l’aurore d’une nouvelle décennie avance déjà, et le comédien et humoriste Jean Yanne (mort en 2003) a trouvé alors l’aphorisme qui conduira les années 1970 : « Il est interdit d’interdire. »