« Les Bonnes Manières » : gare au louveteau-garou
« Les Bonnes Manières » : gare au louveteau-garou
Par Jacques Mandelbaum
Deux réalisateurs brésiliens, Juliana Rojas et Marco Dutra, cosignent un conte de fées cruel.
Amis lycanthropiques bonsoir, ce film est pour vous. Venu du Brésil, il est signé d’un tandem, Juliana Rojas et Marco Dutra, qui marque également un faible pour l’hybridation esthétique, si l’on se souvient de leur film Travailler fatigue, croisement de chronique sociale et d’ambiance fantastique, sorti en France en 2012. Les voici de retour avec une histoire de loup-garou sise dans la mégapole elle-même la plus mélangée du monde, Sao Paulo. Rappelons les règles de base du genre : un homme, pour une raison débattue par la légende, se transforme peu ou prou en loup durant la nuit, condamné à errer jusqu’au matin au péril de ceux qui le croisent, oublieux le jour revenu de ses forfaits.
Créature légendaire et universelle des folklores (pullulant dans le nôtre), pont aux ânes du genre fantastique (le X-Man Wolverine étant le dernier grand avatar cinématographique en date), elle prend chez notre couple une teneur inaccoutumée, non dénuée de poésie ni d’étrange douceur. De fait, sans renoncer à sa cruauté, c’est proprement un conte de fées que nous propose Les Bonnes Manières. Une situation réaliste et ancillaire assez typique du jeune cinéma latino-américain introduit le propos. A Sao Paulo, Ana, une jeune femme au charme clinquant, afférente à la catégorie nouvelle riche idiote et oisive, enceinte, engage une infirmière noire, Clara, tout en réserve déliée, pour qu’elle prenne comme nounou ses quartiers chez elle.
La bête du Gévaudan miniature
Les deux femmes cohabitent donc dans ce que le spectateur, familier des terres sud américaines ou non, est invité à lire comme une métaphore menée sur fond d’une guerre des classes larvée. La force du film tient pour beaucoup dans la manière, à la fois subtile et brutale, dont il va s’arracher à ce canevas attendu pour nous mener sur un terrain plus original et inquiétant, celui des vieilles légendes revisitées et d’un fantastique social merveilleusement inspiré.
Marjorie Estiano et Isabel Zuaa dans « Les Bonnes Manières » (« As Boas Maneiras »), de Juliana Rojas et Marco Dutra. / BRUNO RISAS/JOUR2FÊTE
Tandis que les deux femmes apprennent à se connaître, c’est le décor à lui seul qui met la puce à l’oreille quant à un possible développement des forces obscures. Entre l’appartement bleu ciel, les vues urbaines bleutées et futuristes et les nuages immobiles, tout ici respire le faux, le trucage, la stylisation glaciale, l’architecture propice au fantasme. Une série de ruptures dramatiques poursuit crescendo cette mise en doute des apparences. Ana, rejetée par sa famille pour une histoire de mésalliance, s’y révèle comme une âme esseulée, qui va nouer avec Clara le scandale ethnique et social d’une union charnelle, passablement affamée et sauvage. On est déjà ici aux confins du possible, mais, à mesure que la grossesse progresse, l’histoire se détraque un peu plus. Clara ne tarde pas à noter, en effet, qu’Ana souffre de somnambulisme, sortant toutes les nuits en petite tenue dans les rues désertes et nimbées du théâtre urbain qui les environne.
L’acte ultime de cette montée en puissance du désordre – ici, lecteur soucieux de fraîcheur, suspends ta lecture ! – consiste en la mort en couches de la mère, en l’adoption par la servante de l’enfant-monstre qui a assassiné sa génitrice de l’intérieur, in fine en la naissance concomitante d’un deuxième film qui, à la faveur d’une ellipse, se met à nous raconter les aventures diurnes et nocturnes d’un petit loup-garou de 7 ans.
Les Bonnes Manières passe alors du registre du mystère et de la suggestion à celui de la confrontation directe avec une monstruosité d’autant plus embarrassante qu’elle est incarnée par un enfant très mignon nommé Joël. Attaché la nuit par Clara comme un galérien dans une pièce sans fenêtre, le garçonnet vit le jour sa vie d’écolier modèle, que sa mère adoptive et aimante nourrit selon un régime strictement végétarien. La bonne voisine qui lui donne le goût de la viande, la pleine lune qui reprend ses droits, la recherche d’un père inconnu, finiront bien sûr par libérer la bête du Gévaudan miniature, montrée de telle manière qu’elle dispense tout à la fois le sentiment de la bestialité et de l’enfance. Un film merveilleux donc, inextricablement sauvage et tendre, tel qu’il ne pouvait naître, peut-être, qu’au Brésil.
Film brésilien de Juliana Rojas et Marco Dutra. Avec Isabel Zuaa, Marjorie Estiano, Miguel Lobo (2 h 15). Sur le Web : www.jour2fete.com/distribution/les-bonnes-manieres