Shmuplations, le site qui se bat pour sauvegarder l’histoire du jeu vidéo japonais
Shmuplations, le site qui se bat pour sauvegarder l’histoire du jeu vidéo japonais
Par Oscar Lemaire
Le traducteur Alex Highsmith consacre sa vie à traduire des entretiens avec de vieux créateurs de jeux vidéo de l’archipel. Son site est aujourd’hui une bible.
Dans le domaine de la préservation de l’histoire du jeu vidéo, un petit site amateur se démarque en proposant une base de données de vieux entretiens avec des créateurs japonais, traduits pour la première fois en anglais et accessibles à tous. Après une année d’absence, Shmuplations a repris son activité le 28 février, offrant à nouveau d’en découvrir plus sur la conception des jeux du siècle dernier. Dans les coulisses, Alex Highsmith, un trentenaire ultrapassionné qui traduit inlassablement des articles à la pelle.
Né au début des années 1980, l’Américain a une histoire qui ressemble à celle de beaucoup d’autres amateurs de jeux vidéo devenus bilingues :
« Je connaissais quelques Japonais avec qui je commençais à devenir ami, qui m’ont fait découvrir ce nouveau monde qu’est l’import. Un ami m’a prêté “Dragon Quest V”, et je crois que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à essayer d’apprendre le japonais, vers l’âge de 13 ans. »
A l’époque, l’influence des éditeurs nippons est encore immense. Alex Highsmith poursuit ses cours de japonais au lycée et à l’université, part vivre pendant un an dans l’archipel, et revient aux Etats-Unis.
« Un nouveau regard sur ces vieux jeux »
Shmuplations.com, référence chez les passionnés des jeux vidéo japonais d’antan, repose sur l’abnégation d’un seul homme. / CAPTURE D’ÉCRAN
Avec le temps, son intérêt pour le jeu vidéo diminue, au profit de la culture japonaise en général. Mais il y revient quelques années plus tard en découvrant le plaisir des shmups, les jeux de tir spatiaux frénétiques, à l’ancienne. Un genre passé de mode mais qui convient parfaitement à ses contraintes — le jeune homme manque de temps libre.
Il rejoint ainsi une communauté d’amateurs de la discipline sur Internet et commence à traduire des entretiens de développeurs japonais de certains de ces jeux. Mais ce travail devient trop important pour une publication sur un simple forum ; il décide alors de les archiver sur un site dédié. C’est ainsi que Shmuplations prend vie. Progressivement, il s’ouvre à tous les genres du jeu vidéo.
En quelques années d’existence, Shmuplations rassemble plus de 250 interviews de développeurs japonais, pour la plupart antérieures aux années 2000, et inconnues en Occident. Un travail « incroyablement utile », estime Frank Cifaldi, fondateur et dirigeant de The Video Game History Foundation, association qui cherche à préserver et à archiver l’histoire du jeu vidéo.
« La majorité des jeux vidéo des années 1980 et 1990 qui nous fascinent encore aujourd’hui viennent du Japon, et il n’y a eu presque aucun écrit en dehors de ce pays qui nous raconte comme ces jeux ont été faits. Shmuplations propose un tout nouveau regard sur ces vieux jeux, et je considère ce travail comme l’un des plus importants en matière de préservation historique. »
Marathon à la Bibliothèque nationale du Japon
Pour arriver à ses fins, Alex Highsmith ne fait pas les choses à moitié. Il écume les sites Internet pour y trouver des ressources, et, en 2015, séjourne pendant près d’un mois au Japon afin d’explorer les archives de la Bibliothèque nationale.
« J’y étais pendant environ dix heures chaque jour pour faire un marathon de copies, récupérant chaque entretien que je pouvais trouver dans les magazines publiés entre 1983 et 2005. Je crois avoir collecté environ 700 interviews de cette manière. »
Aujourd’hui, Shmuplations dispose d’une base de données de plus de 1 000 contenus en attente de traduction.
Problème : tout cela demande beaucoup de temps et d’argent, et le site ne dispose d’aucune publicité. Alex Highsmith décide de recourir au financement participatif, sur l’une de ses plates-formes phares, Patreon. Il dispose aujourd’hui d’environ 120 contributeurs, qui lui rapportent en moyenne 230 dollars (186 euros) par traduction.
« Cela reste nettement moins que lorsque je fais un travail professionnel de traduction. Mais j’adore le faire, et je pense que c’est très important, et je déteste l’idée que toute cette culture soit perdue ou ignorée juste parce que ce n’était pas “rentable”. »
Son objectif est désormais de trouver un meilleur équilibre entre ses « idéaux », comme il les appelle, sa santé et son temps libre. « Ce que j’ai un peu sacrifié dernièrement. »
Traversée du désert
Pendant une année complète, Alex Highsmith n’a ainsi pas publié la moindre traduction sur son site, sans donner de nouvelles. Il explique pudiquement à Pixels avoir traversé une situation « intenable » et « toxique » pour lui et ses proches, faite d’insécurité financière, de dépression et d’addictions. « C’était une mauvaise année, tout simplement. » Lorsque les choses s’arrangent, il lui paraît compliqué de revenir :
« C’est aussi une question de honte, dans la mesure où j’avais tout simplement déserté et ignoré le site. Heureusement, la communauté fut vraiment accueillante à mon retour. »
Celui-ci est acté à la fin de février 2018 avec une interview de Tsuneki Ikeda, concepteur chez Cave, spécialiste des shmups — comme un clin d’œil aux origines du site.
Pour éviter une éventuelle interruption, il décide cette fois de s’entourer d’autres traducteurs pour l’épauler, même si les contraintes financières demeurent. « Si j’avais, disons, deux fois plus de contributeurs, alors payer d’autres traducteurs pourrait devenir une réalité », explique-t-il sur sa page Patreon.
Passeur de culture
L’exercice d’Alex Highsmith est pourtant très apprécié au sein de la presse professionnelle. « La mission de Shmuplations consistant à déterrer et à traduire de vieux entretiens de concepteurs japonais a représenté pour moi une énorme ressource pour mon écriture et mes podcasts », confie Jeremy Perish, journaliste indépendant pour de multiples publications et ancien rédacteur en chef de USgamer.
« Nous orientons souvent [nos lecteurs] vers Shmuplations pour lire des entretiens perspicaces (et parfois surprenants) avec des concepteurs de jeux japonais », corrobore Alex Wawro, journaliste pour Gamasutra.
Lui est « reconnaissant » que ses traductions puissent toucher un autre public. Il a toutefois renoncé à amasser suffisamment d’argent pour en faire un métier à plein temps.
« Ce serait génial d’en faire plus, et moins de traductions de textes juridiques ou de manuels techniques. Je n’ai pas beaucoup d’espoir pour ça. Les longs formats à l’écrit sont difficiles à vendre, et je ne suis pas un bon vendeur. »
« L’impression de vivre dans le passé »
Le créateur de Shmuplations a dû se résoudre à l’évidence : au sein d’une industrie en perpétuel mouvement, sa passion reste une passion de niche. « Malheureusement, l’audience crée les revenus publicitaires, et la dernière actualité au sujet d’un contenu additionnel [pour un jeu] attire toujours plus de lecteurs qu’une quelconque interview historique de 1989. »
Lorsqu’on lui demande quelles ont été ses traductions qu’il juge les plus intéressantes, il cite un entretien avec Ayano Koshiro sur Streets of Rage 2, et un autre avec Akira Kitamura, le véritable créateur de Mega Man, statut que l’on accorde souvent à tort à Keiji Inafune. Mais il en évoque surtout un qui concerne Satoru Iwata, programmeur de talent devenu le très apprécié président de Nintendo, mort en 2015 d’un cancer, à l’âge de 55 ans, alors qu’il était encore en activité.
« Vous savez, à force de faire ce travail, cela peut vous donner l’impression de vivre dans le passé… Et c’est là que quelque chose [comme la mort de Satoru Iwata] arrive, et ça vous fait prendre conscience que cela a toujours beaucoup de pertinence pour le monde d’aujourd’hui. C’était agréable de voir que cela aidait des personnes à apprécier son héritage, et alors que tous ces développeurs deviennent vieux, j’envisage ces traductions comme une sorte de témoignage du travail qu’ils ont accompli au cours de leur vie. »