Prévention routière pour les seniors : « Ce n’est pas facile de reconnaître qu’on n’est plus si vaillant »
Prévention routière pour les seniors : « Ce n’est pas facile de reconnaître qu’on n’est plus si vaillant »
Par Charlotte Chabas (envoyée spéciale à Châteauroux (Indre)
Sur les routes, la mortalité des plus de 65 ans a augmenté de 9 % par an depuis trois ans. Certains font le choix de suivre des stages de « remise à niveau », pour garder leur indépendance.
Selon le Prévention routière, les conducteurs de plus de 65 ans avaient, en 2014, 1,6 fois plus de risque d’être tué sur la route que l’ensemble des conducteurs. / PIERRE VERDY / AFP
A gauche ou à droite ? Rachid A., 78 ans, ne sait plus la direction à suivre, pourtant indiquée quelques secondes plus tôt par la monitrice d’auto-école. « C’est la caractéristique des vieux, on ne sait pas où on va parce qu’on a le temps de se perdre », lance-t-il pour justifier son trou de mémoire, avant de s’élancer prudemment sur le premier giratoire de l’avenue Bernardet, à Châteauroux (Indre).
Quelques mètres plus loin, le septuagénaire, remontant du doigt ses fines lunettes fumées, lance à sa voisine : « N’hésitez pas à me dire ce qui ne va pas. » Et poursuit d’une voix douce : « Ma femme ne conduit plus, et elle est persuadée que je conduis parfaitement. Moi, je sais bien que ce n’est pas tout à fait vrai. » Les premières consignes pleuvent : « Vous voyez que vous êtes trop au milieu de la route ? » ; « il ne faut pas mettre son clignotant quand on ne tourne pas » ; « par contre, il faut le mettre quand on tourne ».
« On pense tout savoir et tout maîtriser… »
Rachid A., comme onze autres seniors, ce lundi de mars, s’est inscrit à l’un des stages gratuits de « remise à niveau » organisés chaque mois par la Prévention routière de l’Indre. Pour lui, qui prend la voiture « plusieurs fois par semaine », c’était important de « faire le point ».
Sur la banquette arrière, Jean-Marie P., 72 ans, attend son tour d’évaluation en philosophant : « On pense tout savoir et tout maîtriser. » Lui conduit « depuis l’âge de 9 ans » et a eu le permis « à l’armée, en 1964 ». « La bagnole c’est toute ma vie », complète-t-il, déplorant que « les choses ont bien changé », avec des voitures « toujours plus compliquées et des gadgets incontrôlables ».
« C’est surtout nous qui avons changé », reprend son épouse, Jacqueline, qui dit sentir parfois combien sa « capacité de concentration a fiché le camp ». Et la fait devenir, à son insu, « un danger » pour elle et « surtout pour les autres ».
Mortalité en forte hausse
Contrairement à d’autres pays européens, la France n’oblige à aucun examen médical contrôlant l’aptitude physique et mentale des conducteurs. Un choix régulièrement débattu à l’Assemblée nationale, et qui continue de poser question à l’heure où le pays connaît un vieillissement de la population.
Dans l’Union européenne, des politiques à géométrie variable
Seuls cinq pays de l’Union européenne délivrent, comme la France, un permis valable sans limite de temps ou d’âge : l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, la Pologne et l’Allemagne. La Roumanie, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie imposent un examen médical à intervalles réguliers, peu importe l’âge du conducteur. La fréquence de ces contrôles s’intensifie cependant avec l’âge.
En Grande-Bretagne comme au Danemark, le permis doit être renouvelé tous les dix ans. Après 70 ans, il faut prouver n’accuser aucune difficulté entravant la conduite, et ce tous les trois ans. En Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, la durée de validité du permis de conduire est, elle aussi, limitée et doit faire l’objet d’un renouvellement régulier. La Suisse ne limite pas explicitement la durée de validité du permis, mais elle oblige les conducteurs, à partir de 70 ans, à passer tous les deux ans un examen médical.
Selon la Prévention routière, les conducteurs de plus de 65 ans provoquent moins d’accidents qu’ils n’en sont victimes. Mais ils avaient, en 2014, 1,6 fois plus de risque d’être tué sur la route que l’ensemble des conducteurs. Pire, la mortalité dans cette classe d’âge a augmenté de 9 % par an depuis trois ans.
Ce constat a poussé le préfet des Pyrénées-Atlantiques à prendre une décision inédite. « Nous allons renforcer notre action pour enlever de la circulation les conducteurs seniors lorsqu’ils ne sont plus en état de conduire », a prévenu Gilbert Payet, demandant notamment « à l’entourage, aux familles » de dénoncer leurs proches. Sur les routes de son département, en 2017, 41 personnes ont été tuées, dont 39 % avaient plus de 60 ans.
« Notre rôle, c’est de vous aider »
« Ce qui est important, ce n’est pas de les culpabiliser, mais de les rassurer », explique Jean Tortosa, directeur départemental de la Prévention routière dans l’Indre. A l’accueil, Michèle Maillot, confirme : « Beaucoup appellent pour savoir si on peut leur retirer des points, ou les dénoncer à la police. » La réponse de la bénévole, qui craint toujours de voir fuir ceux qui ont le plus besoin d’accompagnement, est toujours la même : « Notre rôle, c’est de vous aider, pas de vous condamner. »
Le stage de « remise à niveau » commence par un rappel au code de la route. « Le bon sens étant la chose la plus partagée au monde, c’est pour ça que tout le monde en a si peu », lance en guise d’introduction l’un des deux bénévoles chargés d’animer l’atelier.
Une vignette de révision du code de la route. / SECURITE ROUTIERE
A l’écran s’affiche un panneau jaune et blanc indiquant le caractère prioritaire de la route. Un des participants s’esclaffe : « De notre temps, on disait que celui qui était prioritaire, c’était le plus courageux. » Avant de confesser avoir « appris à prendre un giratoire quand mon fils a passé la conduite accompagnée ». Il s’insurge aussi contre l’abaissement de la vitesse autorisée à 80 kilomètres par heure sur les routes secondaires à double sens. « Cela change trop vite pour qu’on puisse suivre », regrette-t-il.
Un quart des conducteurs voit mal
« Conduire, c’est recevoir une trentaine d’informations par seconde », poursuit doctement Alain, ancien proviseur à la retraite, qui souligne que « dès 45 ans, on a une baisse des compétences cognitives ». A ce ralentissement de l’organisme, qui augmente les temps de réaction, s’ajoutent parfois des prises de médicaments qui peuvent faire baisser la vigilance et les compétences. « Cela m’assoupit », confirme poliment une dame en chemisier bleu marine.
Selon les études, un quart des conducteurs conduit sans avoir le minimum de 5/10e aux deux yeux. « La vue baisse progressivement, donc on s’y habitue et on ne réalise pas le danger », reprend le bénévole. Durant le stage, un contrôle de la vision est proposé. Un enjeu de santé public dans ce département rural où « il n’est pas rare d’attendre plus de six mois pour avoir un rendez-vous chez l’ophtalmologiste », rappelle Jean Tortosa. De même, moins de 20 % des personnes qui devraient être équipées de prothèses auditives le sont.
Un participant parle de son voisin, qui « conduit alors qu’il n’est pas capable de différencier un enfant d’un buisson ». Ses proches ont bien essayé de lui retirer ses clés, mais « il est allé au bourg avec son tracteur », complète le septuagénaire. C’est que, dans sa commune à une vingtaine de kilomètres de Châteauroux, « sans voiture, on crève ».
« C’est sur les familles que ça pèse »
A côté de lui, les stagiaires du jour acquiescent. « Mes deux enfants vivent en région parisienne, ils vont pas faire deux heures de route pour m’accompagner chez le coiffeur ou au supermarché », lance Agnès V., 81 ans. Son mari, Jacques, confesse « avoir la trouille » du jour où il ne pourra plus conduire cette voiture qui « est [sa] liberté ». Déjà, ses rhumatismes l’empêchent de se retourner pour vérifier sa marche arrière. « Je fais avec les rétroviseurs, mais je sais que ce n’est pas suffisant. »
« Si vous êtes là, c’est déjà signe que vous vous remettez en question », flatte l’un des animateurs, qui rappelle que « ce n’est pas facile de reconnaître qu’on n’est plus si vaillant ». A l’accueil, Michèle Maillot reconnaît « avoir peur, parfois », quand elle en voit certains repartir, cahin-caha.
Au fond de la salle, un petit homme de 69 ans avoue être venu « à la demande insistante » de ses enfants, qui jugent qu’il roule « beaucoup trop vite ». « C’est faux », croit-il nécessaire d’objecter. Mais il voulait « leur montrer qu’il faisait attention ». Sa sœur, de trois ans son aînée, ne parle plus à ses enfants depuis qu’ils lui ont dit, l’année dernière, que sa conduite, « c’était du grand n’importe quoi ». Lui, en revanche, « c’est différent ». De toute façon, il prévient : « Celui qui me prendra mes clés de voiture pourra en même temps me déposer au cimetière. »