Comprendre la crise qui secoue l’Académie suédoise
Comprendre la crise qui secoue l’Académie suédoise
Par Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
Après une vague de démissions, suite aux révélations d’agressions sexuelles et de favoritisme au sein de l’institution, la secrétaire perpétuelle a été forcée au départ, jeudi.
La crise historique qui secoue l’Académie suédoise, fondée en 1786 pour promouvoir la grandeur culturelle du royaume par Gustave III, et chargée d’attribuer le prix Nobel de littérature depuis 1901, a atteint un nouveau paroxysme, jeudi 12 avril, dans la soirée. A la sortie de la réunion hebdomadaire des immortels, dans les locaux de Börshuset, l’ancienne bourse au cœur de la vieille ville de Stockholm, sa secrétaire perpétuelle, Sara Danius, a fait savoir qu’elle avait été remerciée par une majorité de ses collègues et qu’elle quittait l’Académie.
Dans la foulée, la poétesse et dramaturge Katarina Frostenson, dont le mari est à l’origine du scandale, a, elle aussi, annoncé son départ.
Des élus à vie, remplacés qu’après leur mort
Les dix-huit immortels ne sont donc plus que onze. Trois avaient démissionné le 6 avril, pour protester contre la gestion de la crise par leurs collègues. La romancière Kerstin Ekman a, elle, claqué la porte en 1989, en réaction au refus de l’Académie de condamner la fatwa contre l’écrivain britannique Salman Rushdie. Son fauteuil est, depuis, resté vide, car les académiciens, élus à vie, ne peuvent être remplacés qu’après leur mort. L’écrivaine Lotta Lotass, quant à elle, élue en 2009, n’a plus participé aux délibérations depuis 2015, ne supportant pas l’élitisme de ce petit cercle d’intellectuels.
De la prestigieuse Académie, créée en 1786 sur le modèle français, il ne reste donc plus qu’une institution en ruines. Dans le royaume scandinave, l’affaire obnubile les médias et préoccupe au plus haut point les politiques, inquiets de voir la réputation du pays et des Nobel ainsi entachée. Le premier ministre, Stefan Löfven, s’est dit choqué par le ton du débat et a rappelé qu’il était « important que l’Académie fonctionne et ait le respect et la confiance du reste du monde ».
Entorses au devoir de réserve
L’impression de chaos s’est encore renforcée ces derniers jours, alors que les immortels, tenus à un devoir de réserve, s’épanchaient dans les médias, révélant l’opposition frontale entre deux camps. L’un d’entre eux, sorti vainqueur, soutient la poétesse et dramaturge Katarina Frostenson, épouse du français Jean-Claude Arnault, 71 ans, figure culturelle de premier plan en Suède, qui fait l’objet de plusieurs plaintes pour viols et agressions sexuelles. Il est également soupçonné d’avoir ébruité les noms de plusieurs lauréats du Nobel, avant qu’ils aient été officialisés. Dans la foulée, Mme Frostenson, dont le mari est à l’origine du scandale, a annoncé son départ.
Jusqu’à l’automne 2017, M. Arnault, dirigeait le Forum, un lieu d’exposition et de performances, couru des élites culturelles stockholmoises, et en partie financé par l’Académie.
Début décembre 2017, la secrétaire perpétuelle Sara Danius a lancé une enquête interne et recruté un cabinet d’avocats, chargé de faire la lumière sur les relations entre les académiciens et le français. Si les conclusions de l’enquête n’ont pas encore été rendues publiques, Mme Danius a révélé le contenu du rapport soumis aux académiciens, dans une interview au quotidien Svenska Dagbladet, le 7 avril. Et notamment le fait que Mme Frostenson détenait la moitié des titres de propriété du Forum.
« C’était une surprise pour tout le monde, assure Sara Danius. L’Académie n’est pas autorisée à donner de l’argent à un de ses membres. Nous avons donc violé notre propre règlement. La responsabilité nous incombe, mais il est étrange que nous n’ayons pas été informés. »
La confusion totale
Dans ces recommandations, le cabinet d’avocats suggérait à l’académie de porter plainte contre le Forum. Un vote a été organisé. Non seulement une majorité des académiciens se sont opposés au dépôt d’une plainte, mais ils ont également renouvelé leur confiance à Katarina Frostenson, se répandant en critiques acerbes contre Sara Danius dans la presse du royaume. L’éviction de la secrétaire perpétuelle était alors devenue inévitable.
Vendredi matin, le professeur de littérature Anders Olsson, qui assure l’intérim, a ajouté encore à la confusion, en laissant entendre que c’était en accord avec le roi Carl XVI Gustaf, protecteur de l’Académie, qu’un compromis avait été présenté : le départ de Mme Danius contre la démission de Mme Frostenson. Or, deux heures plus tard, la Cour démentait, exigeant des explications.
Car le départ de Sara Danius, première femme à occuper les fonctions de secrétaire perpétuelle de l’Académie, instigatrice d’une modernisation jugée indispensable, passe très mal en Suède. Derrière le hashtag #Knytblusförsara (chemisier à nœud lavallière pour Sara), des dizaines de femmes, dont la ministre de la culture Alice Bah Kuhnke, publient sur les réseaux sociaux, depuis jeudi soir, des autoportraits, dans la tenue favorite de l’académicienne. « Deux femmes ont été sacrifiées, l’une contre l’autre », résume l’académicien Per Wästerberg.