« Huit heures ne font pas un jour » : une lutte heureuse et pacifique contre l’aliénation au travail
« Huit heures ne font pas un jour » : une lutte heureuse et pacifique contre l’aliénation au travail
Par Jacques Mandelbaum
Les cinq épisodes de la formidable série télévisée de Fassbinder, diffusée d’octobre 1972 à mars 1973, font l’objet d’une sortie en salle, en version restaurée.
Vaste mouvement en cours, façon feu d’artifice, autour de Rainer Werner Fassbinder, génie moderne et sulfureux du cinéma allemand. Le constat fut tôt établi, tôt oublié, redécouvert à la faveur de l’inlassable activité de la Fondation Fassbinder. On en connaît la physionomie générale : macération d’un passé qui ne passe pas, haine glaciale de l’hypocrisie bourgeoise, et, quant au style, le couteau de boucher allié à la grâce ciselée du mélodrame. Quelques perles restent néanmoins à découvrir. Elles viennent de la télévision, pour laquelle le cinéaste a continûment travaillé.
Au fur et à mesure des restaurations, on a ainsi pu voir, en 2007, les quatorze épisodes de l’adaptation du roman d’Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz (1980) ; en 2010, le fascinant thriller d’anticipation Le Monde sur le fil (1973), confrontation joueuse et inventive de l’auteur avec la science-fiction ; en 2011, Je veux seulement que vous m’aimiez (1976), qui dresse, à partir des confessions d’un détenu censément parricide, un impitoyable réquisitoire contre les illusions mortifères de la société de consommation. A compter du mercredi 25 avril, il sera loisible de découvrir un autre trésor enfoui : Huit heures ne font pas un jour, série de longue haleine crânement distribuée dans une dizaine de salles, et éditée en même temps en DVD et Blu-ray chez Carlotta Films.
Commande de la chaîne régionale WDR (Westdeutscher Rundfunk) – où officiait Gunther Rohrbach, ambitieux responsable de la fiction, ainsi que le chargé de programme Peter Märthesheimer, appelé à devenir un collaborateur de premier plan du cinéaste –, ce remarquable feuilleton a été diffusé en cinq épisodes d’une heure trente entre le 29 octobre 1972 et le 18 mars 1973, en prime time sur la chaîne nationale ARD, rassemblant pour le premier volet jusqu’à vingt-cinq millions de spectateurs.
L’action, qui se déroule au sein d’une famille ouvrière à Cologne, subvertit la tradition de la série familiale allemande, qui se tient d’ordinaire en milieu favorisé. Elle fait,de surcroît, résonner une tonalité unique dans l’œuvre torturée de Fassbinder : celle de la joie.
Le pari de la lutte heureuse
Huit heures ne font pas un jour est, en un mot, une série délicieuse, printanière, remplie d’espoir et d’énergie positive. Sans masquer les obstacles qu’un ordre social corseté, vicieux, met sur la route des protagonistes, Fassbinder fait ici, à 27 ans, pour un budget infiniment supérieur et pour un public infiniment plus nombreux que celui de ses premiers films, le pari de la lutte heureuse, de la résistance pacifique mais pugnace, de la solidarité intelligente, de l’utopie en marche. Une philosophie multifront – défense ouvrière, émancipation féminine, dignité du troisième âge, droit des enfants – qui mise sur la résolution des conflits par la mobilisation éclairée de l’intérêt commun.
La clé de la réussite tient à la façon d’entrelacer une approche matérialiste de la vie – comment mobiliser les ouvriers à l’usine ? comment lutter contre l’aliénation du travail ? comment se loger une fois la retraite venue ? – à l’élan fictionnel qui emporte malgré tout les personnages. Particulièrement nombreux, magnifiquement posés pour la plupart, ces derniers jouent à ce titre un rôle fondamental. La famille Krüger-Epp en son modeste appartement constitue, avec l’usine d’outillage où travaille le petit-fils, le centre névralgique de la dramaturgie. Jochen (Gottfried John), prolo chic, gueule d’enfer, stature hugolienne, dialecticien d’exception dans son usine d’outillage, est le petit-fils. Marion (Hanna Schygulla) partagera sa vie, ange blond ramené un soir impromptu alors que Jochen était parti chercher du champagne pour l’anniversaire de grand-mère.
Trivialité héroïque
Grand-mère (Luise Ullrich) est, quant à elle, la vivacité, l’indignité et l’impertinence incarnées. C’est une bonne personne constitutionnellement hérissée par l’ordre triomphant de la bêtise et de l’injustice, qui ne s’avoue jamais vaincue et débrouille tous les problèmes. Le choix de Luise Ullrich pour l’incarner n’est pas anodin : l’actrice avait joué en 1933 dans Liebeleï, dernier film de Max Ophüls dans une Allemagne nazifiée et critique acerbe d’une société mortifère. A ses côtés, Gregor (Werner Finck), personnage lynchien totalement lunaire, qui rit tout le temps et se montre disponible à tous, est le nouveau fiancé de mémé. Apparemment inféodé à sa volcanique fiancée, Gregor manœuvre finement sa barque.
Autour de ces quatre-là se déploie une pléiade d’autres personnages qui entrent en conflit ou en complicité avec eux. En dépit du succès de la série, on reprocha à Fassbinder son manque de réalisme, ce qui est bien le moins quand on filme une utopie située dans le reflux de 1968. Huit heures ne font pas un jour est un film à la trivialité héroïque, si l’on veut un film militant, mais qui n’aurait pas renoncé au romanesque. Il montre de petites gens luttant avec bonheur pour une idée plus heureuse de la société. Vue depuis la cellule de dégrisement de notre temps, cette belle ivresse d’un monde partagé paraît surréelle.
Huit heures ne font pas un jour de R.W. Fassbinder : bande-annonce
Durée : 01:35
Série allemande, de Rainer Werner Fassbinder. Avec Hanna Schygulla, Gottfried John, Luise Ullrich (7 h 30). Sur le Web : carlottavod.com/huit-heures-ne-font-pas-un-jour