Antisémitisme : pourquoi il est difficile d’en appeler aux « autorités théologiques » de l’islam
Antisémitisme : pourquoi il est difficile d’en appeler aux « autorités théologiques » de l’islam
Par Samuel Laurent, Alexandre Pouchard, Maxime Vaudano
Le « manifeste contre le nouvel antisémitisme » établit un parallèle avec le concile Vatican II, mais l’islam ne dispose pas d’une autorité unique et reconnue par tous.
Le Coran et un « tasbih » (chapelet musulman). / Fred de Noyelle/Godong / Photononstop / Fred de Noyelle/Godong / Photononstop
Face à ce qu’ils dénoncent comme une « épuration ethnique à bas bruit » en France, plus de 250 personnalités d’horizons divers (politiques, écrivains, intellectuels, etc.) ont publié un « manifeste contre le nouvel antisémitisme », dimanche 22 avril dans Le Parisien-Aujourd’hui en France. Rappelant que « dans notre histoire récente, onze juifs ont été assassinés — et certains torturés — parce que juifs, par des islamistes radicaux », elles affirment que « l’antisémitisme musulman est la plus grande menace qui pèse sur l’islam du XXIe siècle et sur le monde de paix et de liberté ». Par conséquent, les signataires émettent une demande :
« Que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime. »
Un équivalent de Vatican II dans l’islam est-il possible ?
Les signataires font un parallèle avec le concile œcuménique Vatican II, convoqué par le pape Jean XXIII en 1961. Durant trois ans, les évêques catholiques ont alors réfléchi à l’évolution de leur religion et ont abouti à une série de textes (quatre constitutions, neuf décrets et trois déclarations) réformant le culte catholique.
Parmi les déclarations, Nostra Ætate met au clair le dialogue avec les autres religions, et notamment les juifs, longtemps stigmatisés par la liturgie comme « peuple déicide » (Jésus a été condamné par une assemblée juive).
Nostra Ætate ne revient pas sur ce fait, mais l’excuse, et refuse l’amalgame avec l’ensemble des Juifs :
« Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ, ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps. S’il est vrai que l’Eglise est le nouveau Peuple de Dieu, les juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la sainte Ecriture. »
Peut-on imaginer l’équivalent d’un Vatican II dans l’islam ? La demande des signataires de la pétition a soulevé la perplexité des spécialistes. Qui rappellent que, contrairement à l’Eglise catholique, l’islam (sunnite en tout cas) ne possède pas un clergé hiérarchisé et donc pas d’autorité unique et reconnue par tous, qui serait à même de faire ce type de modifications.
L’islam sunnite n’a pas d’autorité tutélaire
L’islam sunnite, le plus pratiqué en France, est plutôt à comparer avec la religion protestante, avec des autorités décentralisées et autonomes : l’imam est celui qui dirige la prière, mais il n’a pas de pouvoir comme peut en avoir un prêtre catholique (qui peut absoudre les pêchés ou prononcer l’extrême-onction, par exemple). Et là où ce dernier est part d’une hiérarchie stricte et d’une organisation territoriale, l’imam n’est qu’élu par ses fidèles.
Il existe des autorités théologiques en islam, mais elles sont multiples et n’obéissent pas à une hiérarchie claire : les oulémas sont des théologiens, qui font des recherches dans le Coran et la tradition. Les muftis, parfois élus par des conseils d’oulémas selon les pays musulmans, sont habilités à émettre des avis juridiques (fatwas). Il existe souvent une hiérarchie entre eux avec un « grand mufti » par pays, qui joue le rôle de cette haute autorité religieuse. Mais ces muftis n’ont pas de hiérarchie entre eux, là encore contrairement au clergé catholique, qui obéit à une règle claire, avec le pape comme autorité suprême.
Il serait donc extrêmement difficile d’organiser l’équivalent d’un conclave catholique dans l’islam sunnite. Et même à imaginer que les grands muftis de plusieurs pays se réunissent et se mettent d’accord sur une réécriture, celle-ci ne s’imposerait pas pour autant à tous les croyants. C’est pourquoi ce parallèle est problématique.
Sunnites, chiites : quelle différence ?
Il s’agit des deux branches principales de l’islam, qui se sont constituées après la mort du prophète Mahomet.
Les chiites considèrent l’imam, descendant de la famille de Mahomet, comme un guide indispensable de la communauté, tirant directement son autorité de Dieu. Leur clergé est donc très hiérarchisé.
Les sunnites, ultra-majoritaires parmi les musulmans français, refusent l’idée d’un intermédiaire entre Dieu et les croyants. Ils réfutent donc toute autorité centrale à l’imam. Comme le rappelle Antoine Sfeir, le directeur des Cahiers de l’Orient, on pouvait voir dans le calife ottoman une forme d’autorité centrale, puisqu’il était chargé, en tant que commandeur des croyants, de nommer les interprètes religieux (mufti) et les juges (cadi). Mais depuis l’abolition du Califat, en 1924, « personne ne peut plus parler au nom de l’islam sunnite dans son ensemble ».
En France, il existe une organisation de l’islam, le Conseil français du culte musulman (CFCM). Mais son rôle est administratif : il a un statut d’association, et un rôle de représentation des musulmans. Mais il n’a ni le pouvoir ni la légitimité de se prononcer sur le texte coranique lui-même.
Dans une tribune au Monde, publiée mardi 24 avril, des imams français déplorent la « tentation mortifère » de certains « théoriciens d’une géopolitique du chaos », qui abusent « d’une jeunesse ignorante, perturbée et désœuvrée ». Ils appellent les imams à lutter contre « des lectures et des pratiques subversives de l’islam », par « un discours d’apaisement [et] de sérénité », et « les intellectuels et les politiques à faire preuve de plus de discernement » sur l’interprétation faite du Coran.