Pour les frontaliers du Luxembourg, le casse-tête de la grève SNCF
Pour les frontaliers du Luxembourg, le casse-tête de la grève SNCF
Par Charlotte Chabas (envoyée spéciale au Luxembourg)
Chaque jour, 19 000 Lorrains font le trajet vers le Luxembourg à bord des trains express régionaux (TER). Depuis plusieurs années, ils voient leurs conditions de trajet se détériorer.
En 2015, le TER Metz-Luxembourg figurait parmi les quinze lignes les plus touchées par des difficultés, selon l’UFC-Que Choisir. / PHILIPPE WOJAZER / REUTERS
La sonnerie n’en finit pas de retentir. Sur le quai de la gare de Metz-Ville, le contrôleur presse les passagers de cesser d’obstruer la fermeture des portes. Alexandre L., 36 ans, soupire en se resserrant contre ses voisins : « Bienvenue dans la bétaillère. »
Depuis sept ans, le quotidien de ce salarié dans une grande assurance française est une routine peuplée de chiffres. Ses réveils se font à bord du 88501, du 88712 ou parfois du 88503. Le soir, il repart avec le 17 h 16, le 17 h 39 ou le 17 h 46 quand il ne doit pas récupérer ses filles à la garderie.
Mais depuis un mois, deux autres paramètres sont venus compliquer les calculs quotidiens de ce « frontrainlier », l’un de ces 19 000 Lorrains qui font, chaque jour, le trajet vers le Luxembourg à bord des trains express régionaux (TER) : deux jours de grève sur cinq, et deux TER sur cinq en moyenne.
« C’est un casse-tête où il faut toujours anticiper le pire », résume Alexandre. D’astreinte téléphonique, il ne peut se permettre d’arriver en retard. Ce matin-là, pourtant, le train de 6 h 33 que visait le Messin n’est pas parti : « défaillance de matériel », selon le gilet rouge. Le suivant étant annulé par la grève, il a fallu attendre le 7 h 03, bondé avant même d’être à quai.
« Quand on parle des usagers en temps de grève, on tombe forcément dans la caricature de la fameuse “prise d’otages”, déplore le trentenaire, je n’ai aucune envie d’être représenté par Jean-Pierre Pernaut [le présentateur du journal télévisé de 13 heures sur TF1], mais à un moment, il faut comprendre que tout ça a un impact très lourd sur nos vies. »
A côté de lui, une femme lance sur son téléphone un jeu où elle doit gérer les passages de train sur une voie ferrée. « J’exorcise », ironise cette employée d’un établissement de crédit :
« Vous imaginez si les banquiers bloquaient les cartes de crédit des clients deux jours par semaine ? »
Policiers en gare
Malgré un nombre de grévistes en baisse, la situation tend à empirer sur la ligne, même si la SNCF Lorraine « mobilise le maximum de trains disponibles pour assurer le transport de tous les voyageurs de la ligne en temps et en heure », précise l’entreprise. Mais les petites gares sont les premières touchées par la réduction du nombre des trains, qui ne s’arrêtent plus autant. Surtout, les trains sont moins longs, faute de maintenance de certaines rames. Lundi 23 avril, en gare de Luxembourg, la police a dû intervenir pour demander à des passagers de sortir du train, trop chargé pour partir.
Ces difficultés constituent « la goutte d’eau de trop », pour Véronique, employée dans la finance depuis onze ans, qui accuse la SNCF de « se désintéresser de ses usagers ». Malgré un déménagement pour se rapprocher de la frontière, le transport reste « un point noir quotidien et une source énorme de stress », dit celle qui a fait un burn-out l’an passé.
« On est déjà épuisés », reprend-elle, tout en reconnaissant « comprendre les raisons de la grève, pas la méthode lâche de s’en prendre à ceux qui bossent ». Au fil des ans, à côtoyer ce même « petit cocon du train où le temps est suspendu », « on apprend à connaître le personnel et à voir leurs conditions de travail se détériorer », reprend la Lorraine, originaire de Nancy.
Ligne « malade »
En une décennie, Véronique a vu sa ligne « devenir malade de l’affluence ». Trains surchargés, pannes récurrentes, arrêts sur voie inexpliqués, retards et annulations en cascade… « Mon trajet a considérablement augmenté », affirme l’usagère.
En 2015 déjà, l’UFC-Que Choisir incluait la ligne Nancy-Luxembourg dans les quinze lignes de TER qui connaissaient le plus de difficultés. « La SNCF n’a pas anticipé le phénomène frontalier », confirme Henri Delescaut, président de l’association des voyageurs du TER Metz-Luxembourg (AVTRML).
Chaque année, la fréquentation des trains régionaux bondit de 5 %, en même temps que le trafic du fret explose et que le TGV vers Paris se renforce. Résultat : la ligne, qui n’a qu’une seule voie, affiche un taux de passage d’un train toutes les six minutes. Un des plus importants de France, hors région parisienne.
Un flux tendu auquel s’ajoute une difficulté de coordination entre la SNCF et la société nationale des chemins de fer luxembourgeois, CFL, qui accuse un retard en termes d’infrasturctures. Symbole de ces difficultés, la ligne a été endeuillée en février 2017 par une collision entre deux trains, faisant un mort et deux blessés. En 2006, un autre accident ferroviaire sur la même ligne avait fait six morts et deux blessés. Pour Henri Delescaut, ancien gendarme chargé d’enquêtes techniques dans l’aéronautique, « ces accidents sont le signe d’un problème majeur ».
Marie Weber, usagère
Depuis plusieurs mois, le Luxembourg tente de rattraper son retard. Le nouveau gouvernement de centre gauche a mis les moyens : 2,4 milliards d’euros pour moderniser routes et voies ferrées. Des travaux pharaoniques qui doivent, d’ici à 2024, créer deux nouveaux quais et quatre voies dans la gare centrale de Luxembourg, où transitent tous les trains du pays. Le nœud ferroviaire de Bettembourg, où se concentre une bonne partie des difficultés de la ligne, devrait aussi être rénové.
Côté français, la SNCF et la région Lorraine se lancent aussi dans les travaux, et promettent « des améliorations d’ampleur ». A partir de 2019, des rames doubles devraient être livrées pour augmenter les capacités des trains. Des extensions de quais sont en projet, pour affréter des trains plus longs. Mais tout cela promet de longues semaines d’inactivité sur la ligne : les travaux luxembourgeois vont entraîner la fermeture de la ligne en août, obligeant les usagers à se tourner vers la voiture, alors que l’autoroute est, elle aussi, saturée.
« Sacro-sainte rentabilité »
Surtout, « tout ça arrive très tard », déplore Henri Delescaut. Le nombre de frontaliers ne cesse d’augmenter. A Metz et à Thionville, le Luxembourg est devenu le premier employeur. Pour le président de l’AVTRML, la situation du « sillon lorrain » est représentative de « tout ce qui ne va pas dans la gestion de la SNCF, ces dernières années ».
Dans les rames, nombre d’usagers déplorent cette montée en puissance de « la sacro-sainte rentabilité », résume Marie Weber, 42 ans. Pour cette informaticienne qui fait le trajet depuis six ans, « la SNCF s’est endormie sur ses lauriers malgré son histoire prestigieuse ». Et de citer la disparition des conducteurs de réserve et des contrôleurs à bord, comme syndrome de ces « économies sur les choses importantes ».
Aujourd’hui, en cas de problème à bord, « il faut appeler le 3117, on n’a plus d’humains en face », déplore celle qui a déjà « fait un malaise à bord, et ça a été un bordel pas possible ». Si elle en a « ras-le-bol de la grève », Marie Weber se dit « farouchement contre la réforme », elle qui a vécu en Angleterre par le passé. « Je sais ce que ça donne la privatisation mal faite », complète-t-elle avec appréhension.
Ici, tous anticipent que la ligne soit gérée dans un futur proche par CFL, une fois l’ouverture à la concurrence lancée. C’est un « jeu de roulette russe », résume Frédéric, 40 ans, employé dans l’informatique à Luxembourg : « On sait ce qu’on perd, mais on sait pas ce qu’on gagne. » Lui a « brisé le cœur » de son cheminot de père, le jour où il lui a annoncé qu’il ne rentrerait pas à la SNCF. Aujourd’hui, il veut s’assurer que la « qualité de service sera meilleure à l’avenir ». « Il y a des priorités : pourquoi le Wi-Fi à bord quand on n’a pas la ponctualité ? », s’interroge celui qui craint « une course au low-cost qui va tirer tout vers le bas ». Et cet « amoureux du train » de prévenir :
« La SNCF va devoir se remettre sacrément en question si elle veut survivre. »