LES CHOIX DE LA MATINALE

D’un côté, les quatre épouses (ou ex-épouses) japonaises, filmées au long cours par Ryusuke Hamaguchi, de l’autre deux regards très différents portés sur la paternité, par deux jeunes cinéastes, l’un indien, Shubhashish Bhutiani, l’autre français, Xabi Molia. Et planant au-dessus de cette promenade planétaire, l’ombre immense de Chris Marker, voyageur infatigable auquel la Cinémathèque consacre une exposition et une rétrospective.

« Senses » : petits séismes et grandes douleurs

SENSES Bande Annonce (Romance, Japonais 2018)
Durée : 02:10

D’une durée hors du commun, cinq heures, Senses avait été projeté d’un seul bloc au festival de Locarno, en août 2017. Son distributeur français l’a découpé en trois épisodes, que l’on découvrira de semaine en semaine, à partir du 2 mai. Le procédé ne doit pas cacher l’essentiel : Senses est une véritable merveille, une fresque chorale d’une beauté et d’une profondeur confondantes, dépeignant de sublimes portraits de femmes au quotidien et, à travers elles, le paysage étendu d’une certaine désaffection contemporaine. Le film est issu d’une expérience, dont il tire à la fois son format hors-norme et sa forte empreinte réaliste : celle d’un atelier d’improvisation, dont les participants amateurs se sont retrouvés acteurs et actrices du film, et ont inspiré eux-mêmes l’écriture du scénario. On plonge, alternativement, dans la vie de quatre amies de Kobé, des vies obstruées, sans perspective. Jusqu’à ce que l’une d’elles disparaisse brutalement. Le temps de Senses est celui que prend une vie pour sortir de l’orbite des habitudes, des modèles. Hamaguchi observe avec une attention infinie la tectonique des sentiments et des structures sociales, mais aussi ce qui se réveille, remue, se révolte en l’individu. Sa mise en scène, épurée, sans sécheresse, sonde les plus infimes mouvements de l’existence, l’intériorité inaccessible des personnages. Mathieu Macheret

Film japonais de Ryusuke Hamaguchi. Avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara, Rira Kawamura (2 h 20, 1 h 25, 1 h 15).

« Comme des rois » : une dynastie de perdants charmants

COMME DES ROIS - Bande annonce
Durée : 01:33

« Comme des rois », c’est une antiphrase. Joseph (Kad Merad), le patriarche de la dynastie, est un petit escroc qui risque tous les jours la prison pour quelques dizaines d’euros. Val (Sylvie Testud), la reine mère, a transformé l’appartement en crèche, à l’insu des autorités compétentes. Il suffit qu’un bambin fasse une grosse bêtise pour qu’elle aussi se retrouve derrière les barreaux. Quant au prince héritier, Micka (Kacey Mottet-Klein), il seconde de mauvaise grâce son père dans ses petites entreprises, dont la confection et la vente à domicile de grands crus frelatés. Ce pourrait être l’une de ces chroniques de la précarité comme en produit régulièrement le cinéma français, observation minutieuse et navrée de la décomposition sociale qui se conclurait par une petite apocalypse. Mais voilà, Xabi Molia a décidé de faire une comédie.

Un désir loufoque détourne le récit dans sa course. Micka veut devenir acteur. Kacey Mottet-Klein incarne à merveille la métamorphose d’un adolescent gauche, pas très futé, en jeune premier charmant. Face à lui, Kad Merad navigue avec aisance entre la rancœur mesquine face à un monde qui se refuse à lui et un amour paternel toxique. Les deux personnages s’épanouissent, les acteurs trouvent le terrain de jeu sur lequel ils délivrent une performance hors du commun. Thomas Sotinel

Film français de Xabi Molia. Avec Kad Merad, Kacey Mottet Klein, Sylvie Testud (1 h 24).

« Les Anges portent du blanc » : comment laver les offenses sans punir les offenseurs

Bande Annonce officielle du film "Les anges portent du blanc" de Vivian Qu
Durée : 01:35

Le deuxième long-métrage de Vivian Qu, réalisatrice et productrice (entre autres de Black Coal, de Diao Yinan, Ours d’or à Berlin, en 2014), sélectionné en compétition à la Mostra de Venise en 2017, représente la société chinoise comme un bonbon plus amer qu’acidulé. Mettant en scène l’enquête qui suit l’agression sexuelle dont ont été victimes deux adolescentes, Vivian Qu suit les efforts de Mia, une employée de l’hôtel où a eu lieu le crime, pour faire éclater la vérité. Les Anges portent du blanc est remarquablement interprétée par Wen Qi, entouré d’une galerie de personnages secondaires, avocate, parents, qui chacun entretiennent un rapport différent à la vérité. Vivian Qu maîtrise le film de bout en bout, peut-être un peu trop, avec le risque de l’empêcher (un peu) de respirer. Mais c’est peut-être le but de la réalisatrice : nous montrer une Chine irrespirable, et pas seulement à cause de la pollution. Clarisse Fabre

Les anges portent du blanc, film chinois de Vivian Qu, avec Wen Qi, Zhou Meijun, Peng Jing (1 h 47)

« Hotel Salvation » : réconcilions-nous en attendant la mort

Hotel Salvation // Extrait 03 // VOST
Durée : 01:01

Contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre et son décor (l’Inde traditionnelle), qui le rapprochent d’Indian Palace, ce n’est pas du troisième âge que traite cette comédie philosophique, mais de notre mortelle condition. A Bénarès, il existe plusieurs hôtels Salvation, où séjournent ceux des pèlerins qui ont voyagé jusqu’à la ville sainte pour y mourir. Il n’y aurait pas de quoi rire si les puissances divines à l’œuvre à Bénarès appliquaient rigoureusement les règlements en vigueur dans ces établissements : les chambres sont louées pour quinze jours, le temps de mourir en paix. Faute d’exactitude dans les horaires des passages de vie à trépas, le salut passera par de petits arrangements, avec le calendrier, avec les propriétaires. Jusque dans sa dernière extrémité, la comédie humaine ne fait jamais relâche. Même quand Rajiv (Adil Hussain) est forcé par son père de faire le voyage de Bénarès, après que le vieillard a été informé par voie de rêve que sa dernière heure approchait. On sait bien que les réticences initiales de Rajiv face au désir paternel ­feront place à une réconciliation, voire à une épiphanie. Hotel ­Salvation sera donc sentimental, un peu moralisateur. La mort, personnage central du film, dispensera le reste de la distribution des souffrances et de la déchéance physique qui l’accompagnent si souvent.

Ce serait pourtant une erreur de réduire le film à son seul propos. Il est mené sur un rythme exquis, qui assure avec délicatesse la transition entre les embarras de l’Inde contemporaine et le temps suspendu de Bénarès. Shubhashish Bhutiani peuple son hôtel de figures fugaces (il ­arrive aussi que les occupants mènent à bien le projet qui les a amenés sur les bords du Gange) et attachantes, parsème le récit de petits détails comiques (ces verres de lait parfumés au chanvre indien que les personnages sirotent à la sauvette). Et, surtout, le duo père-fils atteint des hauteurs – comiques et sentimentales – que le scénario ne garantissait pas. T. S.

Film indien de Shubhashish Bhutiani. Avec Adil Hussain, Lalit Behl, Geetanjali Kulkarni, (1 h 35).

« Les Sept Vies d’un cinéaste » : Chris Marker à la Cinémathèque

Une image de « Sans soleil », de Chris Marker (1982). / CINEMATHEQUE FRANCAISE

L’exposition que la Cinémathèque consacre à l’auteur de La Jetée permettra de se frayer un chemin dans le parcours foisonnant et mystérieux de Chris Marker. Arpenteur de la planète, de la Corée du Nord à la Guinée Bissau, familier du chanteur marseillais Yves Montand et du cinéaste soviétique Alexandre Medvedkine, auteur d’un livre sur Jean Giraudoux et pionnier du monde virtuel Second Life, Marker a consacré une part non négligeable de sa formidable énergie à brouiller les pistes biographiques. Dans les salles du 51 rue de Bercy, on pourra se faire une idée de l’homme, incomplète, sûrement, mais pas inexacte. Quant à l’œuvre, films politiques et rêveries esthétiques, installations numériques et collages de papier découpé, il faudrait passer des journées voire des semaines à la Cinémathèque pour en connaître les replis, en collectionner les surprises. Comme l’exposition dure trois mois, ce n’est pas impossible. T. S.

Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, du 3 mai au 29 juillet.