Comment le « visa Balladur » a fragilisé l’équilibre comorien
Comment le « visa Balladur » a fragilisé l’équilibre comorien
Par Ghalia Kadiri (Anjouan, envoyée spéciale)
Comores et Mayotte, si loin, si proches (2/4). Le fossé ne cesse de se creuser entre les trois îles indépendantes et leur sœur française depuis que les habitants ne peuvent plus circuler librement à travers l’archipel.
Ahmed se souvient des hurlements de son père. « Il faisait les cent pas dans la maison en criant : “Les Français sont fous, ils vont détruire notre peuple !” », raconte le commerçant de 43 ans. C’était le 18 janvier 1995. Ce jour-là, les habitants des trois îles des Comores (Anjouan, Grande Comore et Mohéli), indépendantes depuis 1975, apprennent qu’il leur faudra désormais un visa pour se rendre à Mayotte, restée dans le giron français. « J’ai besoin d’un tampon français pour aller chez moi », répète, offusqué, le père d’Ahmed, un militant anjouanais qui a lutté jusqu’à sa mort pour le retour de Mayotte dans les Comores.
Mais Mayotte ne reviendra pas et l’archipel, jadis formé de quatre îles bordées par l’océan Indien, ne cessera de se fracturer. Alors que les Comoriens avaient pour habitude de circuler librement entre les îles pour faire du commerce, rendre visite à leur famille ou se procurer des soins, le « visa Balladur » – du nom du premier ministre de l’époque – a édifié un mur maritime entre les Comores et Mayotte.
La séparation est d’autant plus brutale que les habitants des deux rives sont proches à la fois géographiquement et culturellement. Sur les quatre îles, on parle les mêmes langues : des dialectes comoriens d’origine bantoue qui varient à peine d’une région à l’autre. On pratique la même religion, l’islam de rite chaféite, pour la plus grande majorité de l’archipel.
« Surtout, on a le même sang, souligne Karim, un professeur de sciences anjouanais. Je vous défie de trouver un seul Mahorais qui n’ait pas de la famille aux Comores et inversement. » Même Mansour Kamardine, député de Mayotte qui fustige régulièrement « l’immigration incontrôlée » dans le département français, est né de parents anjouanais et grand-comorien, aiment à rappeler les Comoriens.
« Génocide légalisé »
A Mramani, une bourgade perdue à la pointe sud-est d’Anjouan, Atika, une vendeuse de fruits et légumes octogénaire, regrette de ne plus pouvoir assister à l’enterrement de ses proches à Mayotte, dont les sommets se dessinent sur la ligne d’horizon. Depuis 1995, les mariages et les décès sont des moments particulièrement douloureux pour les habitants des Comores ne pouvant plus se rendre à Mayotte. « C’est plus facile d’obtenir un visa pour la métropole que pour Mayotte », soupire la vieille dame.
La procédure, très complexe, a poussé des milliers de Comoriens à s’aventurer dans la traversée clandestine et mortifère depuis les côtes anjouanaises, où les filières d’immigration illégale ont profité de la frontière administrative pour prendre racine. Selon un rapport du Sénat français en 2012, entre 7 000 et 10 000 personnes ont péri dans l’océan Indien depuis 1995. « Visa Balladur, génocide légalisé », résume un panneau sur une place de Mutsamudu, la capitale anjouanaise.
Ceux qui parviennent à atteindre les côtes mahoraises s’y sont installés au fil des années, entraînant une forte pression migratoire sur le département d’outre-mer et, de plus en plus, des tensions communautaires. « Avant 1995, les Anjouanais allaient à Mayotte pour travailler puis revenaient dormir chez eux, poursuit Karim, le professeur. Maintenant qu’on les a forcés à la clandestinité, ils se sont déversés sur l’île. Forcément, ça pète ! »
En reconduisant à la frontière les Comoriens en situation irrégulière, les autorités mahoraises ont provoqué un drame humanitaire : arrachés à leurs parents expulsés, des mineurs « sans identité fixe », dit-on ici, se sont retrouvés abandonnés dans les rues de Mayotte. En 2012, un rapport du Défenseur des droits mentionnait « 3 000 mineurs isolés » dans l’île.
« J’ai été expulsée il y a cinq ans, témoigne une mère anjouanaise, le visage fermé. Mon fils est resté là-bas, tout seul. » Comme elle, des milliers de mères et de pères ont été séparés de leur enfant après avoir été incarcérés à Mayotte puis reconduits à la frontière. « Ils n’ont plus de parents et ne vont pas à l’école, poursuit-elle. C’est normal qu’ils deviennent des délinquants. »
Fracture sociale
Après le visa Balladur, la départementalisation de Mayotte, en 2011, est venue achever la fracture avec l’Union des Comores, notamment sur le plan économique. « On a tout ce qu’il faut : ylang-ylang, vanille, girofle… Mais il n’y a personne pour les acheter », déplore Ahmed, le commerçant anjouanais, alors que la liberté de circulation entre les îles facilitait autrefois les échanges commerciaux.
Les écarts de niveau de vie, d’accès aux soins et aux équipements publics se creusent toujours plus. Les Comoriens continuent d’embarquer sur les kwassa-kwassa pour aller se faire soigner à Mayotte, y compris des femmes enceintes arrivées quasiment à terme. Le nouvel hôpital construit par la Chine sur la côte ouest d’Anjouan, au milieu d’un désert médical, n’y a rien fait : inauguré l’année dernière en grande pompe, l’établissement est désespérément vide, car, faute de subventions de l’Etat, les soins restent trop onéreux pour les patients.
« Et puis la population ne fait pas confiance aux médecins parce qu’elle est persuadée qu’ils ne sont pas qualifiés, explique une infirmière, dépitée. Les Grand-Comoriens ne veulent pas venir travailler ici car tout est pourri. » Les routes sinistrées, les pannes d’électricité, les inondations et les montagnes de déchets ont détruit l’image de carte postale qu’avait l’île. Anjouan se sent délaissée.
Ce fossé économique s’est accompagné d’une fracture sociale. « Les Mahorais se sont occidentalisés, s’exaspère un vieil homme. Ils font des barbecues avec du porc et boivent de l’alcool. Ils ont perdu leurs valeurs. » De leur côté, les Mahorais, qui organisent depuis plus de deux ans des opérations de « décasage » pour déloger des Comoriens, ne cessent de revendiquer haut et fort leur appartenance à la République française.
« Pourtant, beaucoup d’entre eux hébergent et protègent des clandestins. Parce qu’ils sont de la même famille, affirme Ahmed Ali Amir, patron du journal Al-Watwan. Et quand les Mahorais veulent faire le hadj [le pèlerinage à La Mecque], ils passent par les Comores. Ils se disent français mais ne peuvent pas renier leurs origines indéfiniment. » Une situation de « schizophrénie », résume le journaliste.
Sommaire de notre série : Comores et Mayotte, si loin, si proches
Le Monde Afrique s’est rendu dans l’archipel, côté comorien, pour comprendre les origines et les conséquences d’un conflit territorial dont les échos résonnent jusqu’au cœur de la France.