Orgie de grands chefs à la Philharmonie de Paris
Orgie de grands chefs à la Philharmonie de Paris
Par Marie-Aude Roux
En trois jours, la salle de concerts parisienne a accueilli le génial Andris Nelsons et son talentueux homologue vénézuélien, Gustavo Dudamel.
Paris a de la chance. En trois jours, la Philharmonie a reçu deux des plus grands (jeunes) chefs de la planète : le Letton Andris Nelsons (39 ans) et le Vénézuélien Gustavo Dudamel (37 ans). Pour être des hôtes réguliers, l’un et l’autre s’y produisent pour la première fois à la tête de deux de leurs prestigieuses phalanges. Le Gewandhausorchester de Leipzig pour Nelsons, qui en a pris la tête en février et honore cette saison le 375e anniversaire du plus ancien orchestre d’Allemagne. Le Los Angeles Philharmonique (LA Phil) dont Dudamel est directeur musical depuis quasiment une décennie, mais qui n’était encore jamais venu Porte de Pantin, où le Vénézuélien avait conduit le Mahler Chamber Orchestra et surtout son Orquesta Sinfonica Simon Bolivar, dont il est interdit de direction depuis le printemps 2017 et son opposition publique à la tentative de coup d’Etat institutionnel du président Maduro. Le chef d’orchestre vient d’ailleurs d’obtenir la nationalité espagnole, ce qui devrait lui permettre de retourner dans son pays où il n’a pas mis les pieds depuis plus d’un an.
Ce que le géant des montagnes Andris Nelsons obtient des Leipzigois dans la Quarantième de Mozart est tout simplement inédit. De clarté polyphonique, de legato, et d’équilibre entre un phrasé à la fois dense et souple, une conduite harmonique porteuse de dynamique et un style idéalement situé entre prescience baroqueuse et plénitude allemande. La Symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski, bouleversante de bout en bout, puise à l’encre de l’âme slave sans en épaissir la noirceur du trait. L’engagement des musiciens est total, que ce soit dans la beauté du son, la précision ou l’intensité. On en restera sonné d’admiration.
Deux jours plus tard, comme Nelsons, Dudamel a ouvert son programme avec une pièce de musique contemporaine en création française. Après Chiasma de l’Allemand Thomas Larcher, voici Pollux, du compositeur et chef d’orchestre finlandais, Esa-Pekka Salonen, prédécesseur de Dudamel au L.A. Phil. Une musique d’atmosphère, au harmonies vaporeuses et sonorités vibractiles, dont certaines inflexions ne sont pas sans évoquer La Mer de Debussy, alternant avec des plages plus extraverties et orphiques – « les destins dramatiquement opposés » entre Castor, fils mortel du roi de Sparte, et son frère Pollux, immortel à l’image de Zeus, son géniteur.
Musique de borborygmes et d’éclats
S’il est une œuvre qui fait la part belle aux cuivres et percussions (pas moins de quatorze percussionnistes sur le plateau), c’est bien Amériques d’Edgar Varèse, composé par le Français émigré aux Etats-Unis dans le double choc de la découverte d’un « nouveau monde » (la rencontre avec les sonorités du « West Side » de New York) et du souvenir de 1913 et du Sacre du printemps. Le solo de flûte introductif semble à la fois rappeler celui du basson stravinskien mais aussi convoquer le souvenir du Prélude à l’après-midi d’un Faune de Debussy. Inutile de dire que cette musique de borborygmes et d’éclats, dont la météo dramaturgique n’est pas sans similitudes avec les textures claquantes des toiles de Jackson Pollock, est une démonstration de force pour orchestre à la parade que Dudamel mène tel un général de bataille, prêt à faire exploser les murs de la Philharmonie. Après le déferlement varésien, la Cinquième symphonie de Chostakovitch, est d’une plastique remarquable, mais comme spectatrice d’elle-même – plages sombres mais non désespérées, valse aux maigres relents mahlériens, « Largo » sans sous-texte et « Finale » de surface, brillant et maîtrisé mais sans inspiration.
Le lendemain, les Chœurs du London Symphony Chorus ont rejoint les Angelenos pour le Chichester Psalms de Leonard Bernstein, dont la Philharmonie a célébré durant tout le week-end le centenaire de naissance. Qu’il y ait un « soupçon de West Side Story » dans cette musique, tel que le souhaitait le révérend Walter Hussey, doyen de la cathédrale de Chichester et commanditaire, n’étonne pas quand on sait que Lenny recycla, entre autres, quelques passages inutilisés d’un chœur du Prologue. Œuvre œcuménique sur le plan stylistique (jazz, liturgie juive, Broadway, musique classique de Bach à Mahler), cette partition de psaumes en hébreu fera entendre dans la partie centrale la voix magnifique du contreténor John Holiday, porteur du message d’humanité, une manière d’antichambre à la Neuvième symphonie de Beethoven. Là encore, Gustavo Dudamel, dont la direction a laissé les débordements histrioniques de ses débuts il y a dix ans, fait montre d’un métier magnifique. D’une puissance de feu illimitée, le L.A. Phil sait se tapir en version camouflage dans les pianissimos les plus exigus, avant d’exploser comme un missile dans les attaques surprises d’une envergure colossale. Chaque instrumentiste est un corps d’élite surentraîné.
Cela tombe bien, Gustavo Dudamel se plaît à faire entendre les scansions et contrechants qui parcourent l’échine d’un premier mouvement dont il déchaîne l’ubris tout en développant aussi un certain ennui et une certaine lourdeur. Une impression confirmée par le « Molto vivace », comme si la musique était constamment prise au pied de la lettre dans un éternel mais improbable prélude à la transe. L’« Adagio molto e cantabile » ne chantera pas autant qu’il le devrait, le Vénézuélien refusant de phraser et surtout de respirer. Dans ces paysages monumentaux, vus comme au travers d’une vitre, le curieux sentiment d’un deuil. Enfin, le dernier mouvement de l’Ode à la Joie, avec solistes – magnifique intervention de la basse William Pedersen sur « O Freunde, nicht diese Töne » – et chœurs (implacables et impeccables). Impossible comme toujours de résister au maelström beethovénien, une magistrale succession de parties qui finiront par faire un tout malgré des effets intempestifs à la limite du mauvais goût – ainsi l’énorme tenue de la spectaculaire modulation au troisième coup du « Vor Gott » (Devant dieu). Mais il faut rendre à Dudamel ce qui lui appartient, un indéniable charisme, sa capacité à électriser une salle, et surtout une foi indéfectible en la musique et son pouvoir universel et pacificateur.
Prochains concerts avec l’Orchestre de Paris, Lars Vogt (piano), Daniel Harding (direction). Les 9 et 10 mai à 20h30. Philharmonie de Paris, Paris-19e. Tél. : 01-44-84-44-84. De 10 € à 50 €. Philharmoniedeparis.fr
Disque : Symphonie n°7 de Bruckner. Marche funèbre de Siegfried, de Wagner. Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Andris Nelsons (direction). CD Deutsche Grammophon.
Livre : Un orchestre pour sauver le monde. Du Venezuela à la France : El Sistema, miracle de l’éducation par la musique, par Vincent Agrech. Ed. Stock, 2018. 20 €