Festival de Cannes 2018 : « Les réalisatrices restent très minoritaires dans les sélections »
Festival de Cannes 2018 : « Les réalisatrices restent très minoritaires dans les sélections »
Le journaliste du « Monde » Thomas Sotinel a répondu aux questions d’internautes, au cours d’un tchat sur l’ouverture du Festival de Cannes.
Installation du tapis rouge sur les marches du Palais des festivals à Cannes, le 8 mai. / STÉPHANE MAHE/REUTERS
Favoris pour la Palme d’or, scandale Weinstein, organisation de la Croisette… A l’occasion de l’ouverture de la 71e édition du Festival de Cannes, le journaliste du Monde Thomas Sotinel, spécialiste du cinéma, a répondu aux questions des internautes lors d’un tchat.
Paul : Bonjour. Que pensez-vous de la sélection officielle ? Y a-t-il des surprises ?
Thomas Sotinel : Oui, il y a eu des surprises. Si l’on ne prend en compte que la compétition pour la Palme d’or, il y a nombre de nouveaux venus (Serebrennikov, Eva Husson, l’Egyptien A. B. Shawky), les surprises viennent aussi des absences, comme celles d’Olivier Assayas, Jacques Audiard ou Mike Leigh.
Hallo : Y a-t-il des réalisateurs qui étaient invités et qui n’ont pas pu venir en raison d’interdits dans leur pays, comme quasiment chaque année ?
Oui, parmi les auteurs en compétition cette année, Jafar Panahi, qui présente 3 Faces, et Kirill Serebrennikov, le réalisateur de Leto, sont l’un interdit de sortie du territoire iranien, l’autre assigné à résidence à Moscou. Or, leurs films ne sont pas directement politiques.
Cate : Pensez-vous que Cannes aura une tonalité différente cette année, après le scandale Weinstein ?
Je ne sais pas s’il y aura une tonalité différente. Le Festival a mis en place une hotline que l’on peut appeler pour signaler des faits de harcèlement ou d’agression sexuelle. Harvey Weinstein sera bien sûr absent, et la parité est respectée dans les jurys. En revanche, les réalisatrices restent très minoritaires dans les sélections : il y a trois films réalisés par des femmes sur les vingt et un en compétition, sept sur dix-neuf dans la section Un certain regard ; quant à la Quinzaine des réalisateurs, cinq films sur vingt ont pour auteure une femme. Il n’y a guère que la Semaine de la critique (qui ne présente que sept films) qui compte une majorité de femmes cinéastes.
Monique : Que pensez-vous du fait que les films produits par Netflix n’aient toujours pas leur place à Cannes ? Estimez-vous, comme Pedro Almodovar, qu’un film doit être diffusé en salle pour y avoir sa place ?
Netflix est à la fois une aubaine et une menace pour le cinéma d’auteur. Une aubaine, parce qu’au moment où les grands studios renoncent à porter des projets indépendants, Netflix s’engage régulièrement sur des films hors norme, avec des moyens considérables, comme ce fut le cas pour Okja, de Bon Joon-ho, présenté en compétition en 2017.
Une menace parce que Netflix a tout intérêt à prendre des parts de marché au cinéma en salle, ce qu’il a déjà fait aux Etats-Unis. Il faut se souvenir que le cas de la France, où des films comme Moi, Daniel Blake peuvent se hisser en tête du box-office, est unique au monde. Aux Etats-Unis, les amateurs de cinéma différents, s’ils n’habitent pas à New York, Los Angeles, San Francisco ou Chicago sont obligés de recourir aux plates-formes de streaming. Bref, Cannes et Netflix sont animés par des logiques opposées, mais peuvent difficilement s’ignorer l’un l’autre.
Charles : Pouvez-vous revenir sur la polémique sur le film « L’homme qui tua Don Quichotte » ?
A moins d’être spécialisé en droit des affaires et de la propriété intellectuelle, il y avait peu de chances que vous puissiez tout saisir. Un conflit oppose le producteur portugais Paolo Branco au réalisateur Terry Gilliam. Il y a trois ans, à Cannes, les deux hommes avaient annoncé qu’ils mèneraient à bien le projet que Gilliam porte depuis bientôt vingt ans. Mais un conflit sur le montant du budget a amené le réalisateur de Brazil à se tourner vers d’autres producteurs, avec qui il a tourné L’Homme qui tua Don Quichotte.
Paolo Branco estime que cette rupture s’est faite au mépris du contrat qui les liait, Terry Gilliam n’est pas de cet avis. On attend pour demain, mercredi 9 mai, le jugement en référé qui dira si Paolo Branco est en droit de faire interdire la projection du film à Cannes, le jour de la clôture, qui est aussi le jour fixé – sauf empêchement juridique – pour sa sortie en salles.
Richard : Un film qui remporte un prix à Cannes est-il vraiment boosté en salles ? Certaines Palmes d’or ont-elles fait un bide ensuite ?
Oui, l’effet Palme d’or existe, en France, en tout cas. Et si une Palme d’or ne déplace pas les foules, il faut se dire que, sans cette récompense, le film aurait attiré encore moins de spectateurs. L’exemple le plus extrême est Oncle Boonmee, celui qui se souvenait de ses vies antérieures, du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, qui a reçu la Palme d’or des mains d’un jury présidé par Tim Burton en 2010.
Le film, qui n’est pas un récit simple, repose sur un univers spirituel bouddhiste étranger à la plupart des spectateurs. Il a attiré environ 125 000 spectateurs à sa sortie en France, c’est peu pour une Palme d’or. Mais c’est beaucoup plus que les autres films du même auteur. J’ai déjà cité l’exemple de Moi, Daniel Blake, près d’un million d’entrées. L’an passé, The Square, de Ruben Ostlund, film plutôt long et pas toujours plaisant (même s’il était souvent drôle) a réuni 400 000 spectateurs, son meilleur score en dehors de son pays, la Suède. Sur le marché international, l’effet Palme d’or est beaucoup plus incertain.
Patrick : Quelle est une journée type pour un journaliste au Festival de Cannes ?
Jusqu’à cette année, elle commençait par la projection de presse du film de 8 h 30, qui était ensuite montré en séance de gala à 19 heures. Pendant la journée, deux autres projections (Un certain regard, Quinzaine…), des entretiens, commencer à écrire certains articles.
Ensuite, vers 19 heures, projection du second film en compétition, puis finir d’écrire. Et si on est vraiment courageux (ou plutôt jeune et inconscient), on ressort faire la fête. Mais tout ceci n’est qu’un souvenir puisque cette année, tout va changer.
Afin d’éviter que des équipes arrivent le soir sur le tapis rouge en ayant appris que leur film a été mal accueilli par les journalistes, ceux-ci verront les films de la compétition en même temps (pour les films de 19 heures) ou après (pour les films de 22 heures dont la projection de presse sera organisée le lendemain à 8 h 30) que les projections de gala. Nous (la rubrique cinéma du Monde) espérons que ces nouvelles contraintes ne retarderont pas trop la mise en ligne et la parution de nos comptes rendus et critiques.
Dorian : Quelle est l’envergure du Festival au niveau international ?
C’est l’interrogation majeure ces jours-ci. Elle ne concerne pas seulement Cannes, mais toute l’organisation du marché du cinéma (hors produits de grande consommation). Le nombre de journalistes accrédités (environ 4 000), de sociétés présentes sur le marché du film, témoigne de la primauté de Cannes, qui est ancienne. On y traite énormément d’affaires, on y monte des projets. Mais le Festival se heurte à des obstacles : l’attitude des producteurs et distributeurs américains. Les films américains arthouse (films d’auteur en français) règlent leur vie sur le calendrier des Oscars. Or, la date de ceux-ci (dernier week-end de février) est défavorable à Cannes. Par ailleurs, le coût d’un séjour à Cannes est devenu prohibitif. Enfin, la situation géographique. Cannes procède d’une conception des festivals qui date des années 1930, on amenait des vedettes dans une station balnéaire pour leur offrir un cadre à leur mesure. Depuis, le modèle du festival urbain (Berlin, Toronto) s’est développé.