Il y a encore un an, il était le prédateur qui n’allait faire qu’une bouchée de son compatriote en difficulté, Snapdeal, pour devenir « l’Alibaba de l’Inde ». Flipkart, le champion indien du e-commerce, est finalement devenu la proie. Et c’est l’américain Walmart qui va l’avaler, dans le cadre de la plus grosse opération jamais réalisée dans le monde dans le commerce en ligne et comme le plus grand investissement direct étranger en Inde.

Mercredi 9 mai, le leader mondial de la grande distribution a annoncé qu’il allait prendre le contrôle de 77 % du capital de Flipkart, pour un montant de 16 milliards de dollars comprenant un apport en fonds propres de 2 milliards. L’opération valorise la cible indienne à 20,8 milliards de dollars, un montant à peine croyable si l’on se souvient qu’au printemps 2017, la start-up fondée dix ans plus tôt par Sachin Bansal et Binny Bansal, deux anciens ingénieurs d’Amazon (sans lien de parenté), avait été évaluée à 11,6 milliards de dollars à l’occasion d’une augmentation de capital de 1,4 milliard de dollars.

A l’époque, ce sont Microsoft, eBay et le géant chinois de l’internet Tencent, propriétaire de la messagerie WeChat, qui avaient parié sur Flipkart. Ces derniers vont réduire leurs positions mais rester néanmoins au tour de table, alors qu’à l’inverse, le japonais SoftBank a décidé de se retirer. Le propriétaire de Snapdeal avait fait irruption chez Flipkart en août 2017, en apportant 2,5 milliards de dollars d’argent frais, dans le but de rapprocher ensuite les deux entreprises indiennes Snapdeal et Flipkart. En cédant sa participation (23,6 % du capital), il va empocher une coquette plus-value.

Walmart et Flipkart indiquent être maintenant « en discussion » avec d’autres investisseurs, confirmant implicitement l’information relayée par la presse indienne depuis plusieurs jours selon laquelle Alphabet, maison mère de Google, rachèterait bientôt à Walmart l’équivalent de 5 % du capital de Flipkart.

Avances d’Amazon

C’est en commençant par vendre des livres en ligne, comme Amazon, que Flipkart s’est lancé dans le e-commerce. Il a connu un développement rapide en se diversifiant dans l’électronique grand public, puis dans l’aménagement de la maison et l’habillement, par le biais des portails Myntra et Jabong.

En s’unissant à Walmart, il entend distancer Amazon, qui lui a aussi fait des avances dans la dernière ligne droite. Coup de bluff pour faire monter les enchères ? La firme de Jeff Bezos, qui s’est lancée en Inde en 2013 moyennant un investissement de 5 milliards de dollars, aurait estimé la valeur de Flipkart à 22, voire 23 milliards de dollars.

Ce scénario n’a pas tenu les milieux d’affaires en haleine très longtemps, car il aurait à l’évidence été dans l’incapacité d’obtenir le feu vert des autorités, Flipkart détenant 39 % de parts de marché en Inde, et Amazon 30 %. Mardi 8 mai, Amazon a fait savoir qu’il venait d’injecter 390 millions de dollars dans sa filiale indienne pour montrer qu’il allait continuer à investir dans le sous-continent.

Selon le cabinet de conseil italien FD Research, la valeur des produits vendus sur le site de Flipkart s’élève actuellement à 6,5 milliards de dollars en rythme annuel, contre 5,5 milliards sur Amazon. C’est moitié plus qu’il y a un an pour les deux concurrents, preuve que la dynamique du commerce en ligne ne se dément pas.

D’après Morgan Stanley, le secteur devrait progresser de 30 % par an au cours des dix prochaines années, pour atteindre 200 milliards de dollars. Walmart est encore plus optimiste. Dans une étude interne révélée par le site d’information Factor Daily, le distributeur américain estime que le marché indien, couvert « à 80 % par une économie informelle », pèsera « 1 800 milliards de dollars d’ici à 2027 ». C’est sur les 20 % restants, soit 360 milliards de dollars, que le e-commerce « a sa carte à jouer », calcule-t-il.

Cheval de Troie

Une bonne raison d’acquérir Flipkart, mais pas la seule. Walmart, qui avait auparavant convoité Snapdeal, va enfin avoir l’occasion de se développer dans le commerce en ligne à l’échelle mondiale et, ce faisant, de commencer à rattraper son retard sur Amazon. Pour l’instant, il réalise 15 milliards de dollars de chiffre d’affaires sur Internet, pour l’essentiel aux Etats-Unis, soit 3 % seulement de son volume d’activité global.

Avec Flipkart, l’américain va surtout pouvoir contourner la règle contre laquelle tous les acteurs mondiaux de la grande distribution, à commencer par Carrefour, se cassent les dents en Inde : l’interdiction faite à toute société non indienne de posséder des magasins multimarques, notamment dans l’agroalimentaire. Flipkart va être en quelque sorte son cheval de Troie, en lui donnant immédiatement accès à 100 millions de clients et à près de 100 000 fournisseurs référencés.

L’opération permettra par ailleurs à Walmart de se détourner de la Chine, un pays où il s’était risqué à acquérir Yihaodian, le numéro trois du commerce en ligne, lequel avait ensuite vu ses parts de marché fondre de 10 % à 1 % en cinq ans, au profit d’Alibaba et du numéro deux, JD. « En Inde, Walmart ne peut pas se permettre de rater le coche. Le PIB croît de 7 % par an et le gouvernement Modi a considérablement simplifié le paysage fiscal », observe un banquier d’affaires.

Reste à savoir comment Walmart va s’y retrouver financièrement. Sur l’exercice 2016-2017, Flipkart a affiché 1,1 milliard d’euros de pertes pour 2,48 milliards d’euros de chiffre d’affaires. « Une entreprise qui perd autant d’argent après dix ans d’existence ne peut pas être considérée comme une “success story” », relève K. Vaitheeswaran, analyste à Forrester Research.

La partie qui va désormais se jouer est d’autant plus serrée qu’Amazon est là et que les Chinois sont en embuscade : Tencent, qui possèdait jusqu’ici 5,9 % de Flipkart, et Alibaba, qui pourrait faire un jour prochain une entrée fracassante. Lundi 7 mai, celui-ci a fait savoir qu’il allait augmenter sa participation dans l’épicier en ligne indien BigBasket. Un signal discret avant un nouveau big bang ?